Édouard Philippe a été Premier ministre de 2017 à 2020 sous la présidence d’Emmanuel Macron. Il est aujourd’hui maire du Havre et président d’Horizons, le parti qu’il a fondé en 2021.

En novembre 1940, Charles A. Lindbergh, celui qui avait rallié Paris depuis New York par un vol sans escale de trente-trois heures et demie, remporta l’élection présidentielle face à Franklin Delano Roosevelt. Et le cascadeur du ciel devint Président des Etats-Unis d’Amérique. Pendant toute la campagne, Lindbergh avait scandé quelques idées simples que résumait son slogan : « America first ». Son refus catégorique d’assurer la paix sur le continent européen lui avait valu un fort soutien populaire. Sitôt investi, en janvier 1941, le Président Lindbergh conclut un accord de non-agression bilatéral avec Hitler. Une purge institutionnelle de ceux qui étaient considérés comme « les Autres » entraîna une vague de discriminations et de pogroms, du New Jersey au Nevada. Telle est l’histoire contrefactuelle qu’imagine Philip Roth dans Le Complot contre l’Amérique. Tous les lecteurs le savent, c’est Franklin Delano Roosevelt qui remporta l’élection présidentielle de novembre 1940 mais, si Lindbergh avait été élu, la démocratie américaine et l’histoire européenne auraient certainement pris un autre cours, autrement tragique.
Le Président Trump n’est pas Charles A. Lindbergh. Notre Europe n’a plus grand-chose à voir avec celle de 1940. Quand on lit Le Complot contre l’Amérique, il est toutefois difficile de ne pas être frappé par les similitudes que ce roman présente avec l’histoire que nous sommes en train de vivre.
L’accession de Donald Trump au pouvoir n’est pas un petit événement pour la relation transatlantique. Pour son second mandat, ce n’est pas « America first » que prône le Président des Etats-Unis. C’est « America only ». Entouré d’une poignée d’oligarques libertariens de la Big Tech, il réactive le mythe de la nouvelle frontière qui ne se situe plus à l’ouest ni sur la Lune mais sur Mars et dans les consciences de citoyens désormais identifiables et manipulables à l’envi grâce à leurs usages numériques. Certains évoquent même un nouveau « Lebensraum algorithmique » qui ciblerait tous les prétendus ennemis de l’intérieur, des wokistes aux militants écologistes, en passant par les féministes et les théoriciens de la décroissance.
Le Président Trump inaugure par ailleurs une nouvelle ère impériale qui brouille les cartes et accélère la désagrégation de l’ordre international issu de 1945 et de 1989, largement construit par les Etats-Unis eux-mêmes. A certains égards, les déclarations du Président Trump renouent avec une forme d’isolationnisme : il affirme explicitement ne plus donner la priorité à la sécurité de l’Europe qu’il exhorte à investir 5% et non plus 2% de son PIB pour assurer seule sa défense. Il remet en cause les règles du commerce mondial et du multilatéralisme en instaurant des tarifs douaniers inédits et en retirant les Etats-Unis des accords de Paris et de l’OMS. Dans le même temps, ses déclarations manifestent un néo-impérialisme totalement décomplexé, du Panama au Groenland. La diplomatie trumpienne semble ainsi se résumer à quelques principes simples : ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est négociable ; ce qui est mon intérêt est légitime, ce qui est ton intérêt est un problème ; si tu veux être un bon allié, commence par être un bon client. Dans les échanges entre Trump et Poutine sur l’Ukraine, les Européens ne sont même plus conviés à la table des négociations – alors que l’Union européenne a nettement plus dépensé que les Etats-Unis pour soutenir Kiev.
Dès lors, au seuil de cette année 2025, vivons-nous un nouveau Munich ?1
La conférence sur la sécurité, qui a permis au vice-président des Etats-Unis d’exprimer des positions accablantes et tissées d’inexactitudes, nous place au pied du mur. Allons-nous réellement choisir la voie d’une vassalisation béate et docilement consentie aux superpuissances américaine et chinoise ? Voulons-nous continuer à simuler l’indifférence devant les ingérences de toutes natures qui minent nos élections, en Roumanie ou en Allemagne ? J.D. Vance n’a pas totalement tort quand il suggère que si nos démocraties peuvent être détruites avec quelques centaines de milliers de dollars de publicité numérique, c’est qu’elles ne sont pas en bon état. Ce qui se joue actuellement n’est donc pas seulement l’avenir de la relation transatlantique : c’est la survie de nos démocraties libérales. En Europe, notre conception de la liberté d’expression et notre détermination à lutter contre toutes les formes d’appel à la haine et de manipulation, par exemple, ne coïncident plus exactement avec celles qu’exprime la présidence des Etats-Unis.
Depuis le 20 janvier, je suis néanmoins abasourdi par le silence d’une Europe qui semble tétanisée par cette élection, pourtant prévisible. Ce mutisme affolé en dit long sur les trois conforts qui nous ont offert, depuis des années, une forme de protection illusoire.
Le premier de ces conforts européens a consisté à déléguer notre sécurité aux Etats-Unis ou plus précisément à leur acheter notre sécurité. En matière de défense, les Etats-Unis dépensent trois à quatre fois plus que l’Union européenne et achètent quasi-exclusivement à des entreprises américaines alors que l’Union européenne achète 80% de ses matériels et équipements en dehors de l’Europe, dont les deux tiers aux Etats-Unis. La divergence franco-allemande, qui est criante sur ce point, me consterne. Nos projets d’innovation communs, comme le char du futur franco-allemand ou l’avion de combat du futur, traînent en longueur à cause des rivalités industrielles entre nos pays. Berlin a choisi de favoriser la mise en place du projet « Sky Shield » de bouclier anti-missile qui repose principalement sur des technologies américaines et israéliennes, alors que la France aurait souhaité une approche plus européenne pour tester Exoguard, un système développé par l’industriel français Astrium. Je suis ainsi convaincu que l’Union européenne doit cesser de séparer sa politique commerciale et sa politique étrangère et de sécurité. Utiliser l’argent des contribuables européens pour financer des équipements militaires non européens est une aberration historique. Pour le coup, la France, qui depuis le Général de Gaulle dispose d’une force de dissuasion nucléaire autonome et qui a engagé ses armées dans de multiples opérations de maintien de la paix ou sur des théâtres d’opérations extérieures variés est plus alerte et moins en retard que ses partenaires européens. Mais penser qu’elle pourrait seule garantir la sécurité européenne est illusoire.
Le deuxième confort européen consiste à parler le langage du droit et de la norme au lieu d’assumer un autre langage qui serait celui de la force et de la puissance. Croire que la norme pourrait remplacer l’action, espérer que le droit pourrait suppléer à notre déficit de volonté collective creuse les fondations de notre décrochage européen. Certes, depuis l’empire romain, l’Europe s’est affirmée comme le continent du droit et nous en sommes fiers. Le droit ne saurait néanmoins rester l’alibi de la lenteur, de la faiblesse, de la paralysie. Or, il faut que les Européens le reconnaissent lucidement : notre passion de la norme nous mine et nous affaiblit face à des puissances qui ont la passion de l’action. Si elle veut tenir tête aux superpuissances américaine et chinoise, en leur parlant d’égale à égal, l’Union européenne doit apprendre à assumer le rapport de force sans naïveté, sans concessions préventives et en cessant de se diviser là où elle devrait faire front commun.
Le dernier des conforts européens, qui me semble désormais intenable, correspond à notre habitude de privilégier la consommation sur la production. Depuis quarante ans, les Européens ont préféré consommer à moindre coût que se battre pour garder leurs usines. Et ils en payent aujourd’hui le prix fort, économiquement et politiquement. Economiquement, puisque la fragmentation de nos industries européennes favorise les effets d’échelle américains et chinois. Politiquement, car les classes moyennes européennes se tournent de plus en plus massivement vers des partis extrémistes ou populistes pour manifester leur colère de subir un déclassement économique et culturel. Il me semble donc urgent que les Européens repensent leur politique de concurrence afin qu’elle favorise l’essor de champions européens. L’intérêt des citoyens européens, ce n’est pas seulement de consommer aux prix les plus bas possibles, au risque de perdre des emplois et de se laisser distancer dans les secteurs les plus innovants. Leur intérêt vital consiste également à se battre pour que soient créées de grandes entreprises mondiales, notamment dans les secteurs qui demandent des investissements de long terme, comme l’IA, les télécoms, les technologies de système de défense. Le rapport Draghi est, à cet égard, lumineux.
La présidence de Donald Trump nous contraint à sortir, enfin et dans la douleur, de ces trois conforts. Et, pour autant, les Etats-Unis doivent rester, autant que possible, nos alliés car nous ne saurions placer sur le même plan les Etats-Unis et la Chine. Lorsque j’étais Premier ministre, j’ai eu deux fois l’occasion de rencontrer le Président Xi dont je n’ai pas oublié les mots : « Pendant des décennies, la voûte céleste a été portée sur les épaules de deux géants, les Etats-Unis et la Russie. Puis elle a été portée sur les épaules des seuls Américains mais ils semblent désormais avoir quelques difficultés à la porter tout seuls. Ne vous inquiétez pas : bientôt, c’est nous qui la porterons. »
L’histoire nous a appris que la paix et la prospérité du continent européen n’ont jamais été fondées que sur la résistance à des forces qui la menacent de l’intérieur et de l’extérieur. Aujourd’hui, l’Union européenne est confrontée à des pressions existentielles. Il nous revient de les affronter avec toute la puissance que nous avons toujours su mobiliser aux grandes heures de notre histoire. Etant le maire du Havre, une grande cité industrielle et portuaire qui se situe sur les côtes normandes, je n’oublie pas les soldats américains qui périrent sur nos plages pour nous aider à libérer l’Europe, en juin 1944. Le Havre est la ville d’où appareillèrent les navires des frères Verrazano, qui découvrirent New York en 1524. C’est du Havre que partit le général de La Fayette, qui se battit pour l’indépendance des Etats-Unis d’Amérique. C’est au Havre qu’embarquèrent ou débarquèrent des milliers de passagers qui traversèrent l’océan à bord de paquebots mythiques, comme le Normandie, pour tisser des liens indéfectibles entre nos peuples. Au Havre, nous connaissons ainsi la force du lien transatlantique, aujourd’hui menacé. Et nous savons, comme tous les gens de mer, qu’il ne faut pas craindre de traverser ou de contourner les tempêtes pour tracer notre route.
Une immense autrice française exilée aux Etats-Unis, Marguerite Yourcenar, le formule magnifiquement dans les carnets qu’elle rédige pendant la Seconde Guerre mondiale. Alors qu’Anne Lindbergh, la femme du célèbre aviateur, publie un livre intitulé Wave of the Future qui oppose les prétendues forces de l’avenir, qu’incarneraient les totalitarismes fascistes, aux forces du passé que symboliserait la vieille Angleterre, Marguerite Yourcenar répond que : « Ceux qui dépeignent la catastrophe politique imminente sous l’aspect d’une marée de septembre, et la civilisation sous celui d’une plage balnéaire inondée, oublient que les deux caractéristiques de la vague sont qu’elle avance et qu’elle recule. Le moindre ingénieur dirait […] qu’on pare au danger de l’inondation en réparant les digues, et le moindre matelot des côtes les plus menacées sait que, même par les nuits d’équinoxe, les vagues vont jusque-là, et pas plus loin. » En prenant l’exemple des invasions barbares, Marguerite Yourcenar rappelle qu’à l’époque de la chute de Rome, bien des clercs découragés crurent que ces hordes représentaient l’avenir parce qu’elles s’imposaient par la force. Quelques générations plus tard, écrit-elle, ces barbares avaient néanmoins rejoint leurs forêts ou leurs steppes quand le latin et la loi romaine continuaient à régir la vie civile, de sorte que ces clercs découragés annonçaient, bien plus sûrement qu’Attila, l’avenir qui fleurirait de nouveau à la Renaissance. Dès lors, « contre l’avenir qui se présente à nous vociférant et sûr de soi, il faut toujours compter avec un autre avenir encore en germe et dont nous avons à protéger la croissance. Les crises de violence collective ne sont jamais que les mauvais quarts d’heure de l’histoire […]. Après chaque orage, l’humanité reprend humblement sa tâche interrompue, qui consiste justement à préserver les forces encore vives du passé, et à diriger leur lente évolution vers l’avenir. » Il n’est pas impossible que nous nous apprêtions à vivre quelques épisodes sombres de notre histoire. Battons-nous d’autant plus résolument pour bâtir une relation transatlantique rééquilibrée par l’affirmation de notre puissance européenne, qui sera seule garante de nos valeurs et de nos libertés.
- NDLR : Les accords de Munich, signés le 30 septembre 1938 entre l’Allemagne nazie, la France, le Royaume-Uni et l’Italie, visaient à éviter un conflit en permettant à l’Allemagne d’annexer la région des Sudètes en Tchécoslovaquie. Présentés comme une politique d’apaisement, ces accords ont finalement encouragé l’expansionnisme allemand et précipité la Seconde Guerre mondiale. ↩︎