La fuite des cerveaux en sciences et en tech

Massachusetts Institute of Technology (MIT).
Charles Krupa/Associated Press

La science et la technologie sont des facteurs essentiels de la compétitivité et de l’attractivité d’une nation. L’émergence de la deep tech – qui regroupe les technologies quantiques et l’intelligence artificielle (IA) – place plus que jamais la science au carrefour d’enjeux sécuritaires, économiques et stratégiques, annonciatrice d’une ère nouvelle où les équilibres mondiaux se dessineront au gré de l’innovation dans ces domaines. Il est facile d’imaginer la puissance stratégique qu’offriront les futurs outils quantiques. Avec des dispositifs quelques centaines de milliers de fois plus puissants qu’aujourd’hui, des supraconducteurs à haute température permettraient une transmission d’énergie sans déperdition1, les standards actuels de cryptographie, devenus obsolètes, ne garantiraient plus la confidentialité des données gouvernementales, financières et personnelles2, tandis que les applications civiles et militaires de la navigation GPS seraient révolutionnées par des outils de précision millimétrique3. Or, une réalité préoccupante se dessine pour l’Europe en la matière. Nombre de ses esprits les plus prometteurs, nourris de ses investissements et censés assurer son avenir, quittent le continent, attirés par les infrastructures de pointe et les salaires compétitifs des universités et géants technologiques américains. À titre d’exemple, seulement un tiers des professeurs du programme Harvard Quantum Initiative sont américains (pour près d’un cinquième d’européens) et 75% des Européens effectuant une recherche doctorale aux États-Unis expriment l’intention d’y rester à long terme4. Cette tendance ne saurait être banalisée : le futur de l’autonomie stratégique de l’Europe dépend de sa capacité à former et à retenir ses talents. En s’appuyant tant sur les spécificités du domaine scientifique que sur les tendances observées dans d’autres disciplines, cet article souligne le rôle de l’identité et des convictions collectives dans l’origine de cette migration intellectuelle, qui conduit une Europe égalitaire et introspective à voir ses talents s’épanouir sur un continent où rêve et liberté sont toujours d’actualité.

En tant que jeune chercheuse à l’éducation franco-anglo-américaine tout juste sortie d’un postdoctorat en sciences quantiques, plusieurs choix s’offrent à moi. Je peux retourner en France pour un poste au CNRS – certes prestigieux – où mon salaire annuel sera inférieur au revenu médian national, ou opter pour une rémunération trois fois supérieure auprès d’un géant technologique américain ou d’une université bénéficiant de laboratoires ultramodernes, de financements conséquents et d’un solide soutien à l’entrepreneuriat. Si on laisse de côté la rémunération, je bénéficierais dans certains pays d’Europe d’un réseau de transports publics plus développé, d’un taux de criminalité nettement plus bas, d’une alimentation de meilleure qualité et, surtout, d’un accès gratuit à l’éducation et à la santé. Malgré ces atouts et l’excellence depuis longtemps reconnue de son système éducatif, notons que l’Europe envoie deux fois plus d’étudiants aux États-Unis – où les frais de scolarité atteignent pourtant des sommets alarmants – qu’elle n’en accueille en retour5.

Le panel consacré au « Brain Drain », tenu en janvier dernier dans le cadre de la Harvard European Conference, fut pour moi l’occasion de dresser un constat frappant. Alors même que les étudiants en sciences et technologies se montraient vivement concernés par le sujet, tant par leur affluence que par leurs interventions, les profils en droit et sciences politiques faisaient preuve d’une froide indifférence. Rien d’étonnant : le droit comme la politique restent davantage ancrés dans des structures nationales ou régionales, rendant la mobilité transatlantique moins attractive. L’art, malgré l’absence de frontières tangibles, échappe aussi à cet appel d’air. Plus que toute science, plus que le droit ou la politique, l’art tient à l’identité. On peint avec les couleurs de son enfance et on écrit à l’encre de sa langue maternelle : L’art est identité – Art is identity – Kunst ist Identität.

La fuite des cerveaux ne se résume pas à un problème économique ou institutionnel : c’est une bataille de convictions.

Les Américains ont parfaitement compris le rôle clé de l’identité dans la séduction et la rétention des talents. Les États-Unis écrivent leur propre récit – tantôt réel, tantôt fictif – et savent le faire exister aux yeux du monde entier. Ils incarnent la terre ultime des opportunités et exportent, partout, un profond sentiment de fierté nationale. Même ceux qui dorment l’hiver sur le pas de ma porte pour échapper au froid, leurs chevilles enflées serrées dans des sacs en plastique faute d’accès aux soins, portent l’Amérique sur leur dos, son drapeau comme emblème. Dans les domaines académique et scientifique, où les faits et les statistiques devraient pourtant régner en maîtres, la croyance en la supériorité américaine pèse lourd dans les choix de carrière. Car au-delà des avantages salariaux, les États-Unis bénéficient d’une force psychologique et culturelle infiniment plus puissante : la foi en leur propre grandeur.

L’Europe, à l’inverse, cultive l’autocritique. En France, en Allemagne, au Royaume-Uni, la tradition intellectuelle met l’accent sur la déconstruction, le doute, la remise en question des récits nationaux plutôt que sur leur consolidation. Cette introspection est une force intellectuelle, mais elle nourrit aussi l’image d’un continent déclinant, même quand les faits suggèrent le contraire. Les inégalités économiques et sociales y sont, par exemple, bien moindres que dans de nombreuses autres régions du monde, notamment aux États-Unis6. Les systèmes de santé y garantissent un accès universel aux soins. Des réglementations strictes sur l’alimentation et le logement assurent une meilleure qualité de vie et davantage de sécurité. Sur le plan académique, plusieurs pays d’Europe figurent enfin parmi les meilleurs au monde en termes d’accessibilité et de performance. Mais l’image projetée par l’Europe, tant intra-muros qu’à l’étranger, n’a pas le même pouvoir d’attraction. Certains des meilleurs étudiants issus du système éducatif européen arborent aujourd’hui des sweats du MIT, des casquettes d’Harvard, des sacs de Princeton. Le souvenir de ce qui leur a permis d’arriver là reste pourtant bien souvent dans l’oubli.

« On sous-estime souvent le rôle de la chance et du hasard dans la vie. Les gens – en particulier ceux qui réussissent, et tout spécialement ceux du genre à être diplômés de Princeton – construisent leur récit en occultant complètement cette part de hasard. Leur histoire, c’est uniquement celle de leur mérite. Ils se disent : j’ai franchi tous les obstacles, j’ai été admis à Princeton, j’ai eu la meilleure note. Ils oublient qui sont leurs parents, le fait même que Princeton existe, qu’ils n’ont pas à partir à la guerre pour leur pays, qu’ils sont nés avec certaines dispositions génétiques, quelles qu’elles soient… au fond, qu’ils ont bénéficié d’une chance inouïe. Ne pas en avoir conscience mène à une forme d’égocentrisme profond. En avoir conscience, en revanche, rend les gens bien plus reconnaissants – et leur donne une vision plus large de leur place dans le monde » – Michael Lewis (entretien avec Rory Stewart et Alistair Campbell).

Le défi pour l’Europe est double. D’une part, elle doit investir davantage dans ses institutions scientifiques et technologiques. Des initiatives comme Horizon Europe vont dans ce sens7. D’autre part, et c’est peut-être encore plus fondamental, elle doit se réapproprier son propre récit. La fuite des cerveaux dans les domaines scientifique et technologique ne se résume pas à un problème économique ou institutionnel : c’est une bataille de convictions. Tant que les États-Unis continueront à narrer leur propre grandeur avec force et que l’Europe demeurera enfermée dans ses doutes, le déséquilibre persistera. La remise en question est essentielle au progrès, mais elle ne doit pas s’opérer au détriment de la confiance nationale et continentale. Les forces historiques de l’Europe – son tissu social, sa qualité de vie, des traditions intellectuelles qui ont façonné certaines des plus grandes avancées de l’humanité… – doivent être valorisées et intégrées dans le récit face aux écarts de salaire, non comme des arguments de consolation, mais comme des forces distinctives et attractives. Si l’Europe conserve un sens fort de son identité et de ses valeurs, elle rappellera à ses talents partis à l’étranger d’où proviennent réellement leurs opportunités, quel rôle ils ont à jouer dans le façonnement du monde qui les entoure et comment ils peuvent conjuguer ce rôle à leurs ambitions, leur revenu et leur qualité de vie.

L’Europe travaille sans relâche, mais elle ne clame pas sa grandeur. Profondément marquée dans sa conscience depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, elle s’interroge et se réinterroge sans cesse – jusqu’à parfois douter d’elle-même. Dans le monde qui s’ouvre à nous, c’est pourtant de conviction que nous avons besoin si nous voulons, nous aussi, prendre part à l’extraordinaire aventure scientifique qui s’annonce. Le temps presse : il faut retrouver l’élan du rêve, ou simplement celui du réel. Pour garder sa place dans un ordre technologique en pleine mutation, l’Europe doit oser s’affirmer comme indispensable. Alors, seulement, elle pourra continuer d’exister dans la grande danse mondiale des esprits.


1. Dolev Bluvstein et al., « Logical quantum processor based on reconfigurable atom arrays », Nature, vol. 626, 2024, pp. 58–65 ; Google Quantum AI, « Quantum error correction below the surface code threshold », Nature, vol. 638, 2025, pp. 920–926.

2. Craig Gidney et Mikael Ekerå, « How to factor 2048 bit RSA integers in 8 hours using 20 million noisy qubits », Quantum, vol. 5, 2021, p. 433.

3. En général, la détection quantique aura un impact certain sur les applications nécessitant une grande précision. Par exemple, la mise au point de la première horloge nucléaire a été annoncée récemment, laquelle devrait être d’une précision sans précédent. Un tel mécanisme pourrait se révéler utile, par exemple, pour la géodésie. Wei Zhang et al., « Q-compensated image-domain least-squares reverse time migration through preconditioned point-spread functions », Geophysics, vol. 89, (no 3), 2024, pp. 195-213.

4. Remco Zwetsloot, Jacob Feldgoise et James Dunham, « Trends in U.S. Intention-to-Stay Rates of International Ph.D. Graduates Across Nationality and STEM Fields », Center for Security and Emerging Technology, 2020.

5. Sur l’année 2022/2023, 89 906 étudiants internationaux originaires d’Europe se sont inscrits dans un établissement d’enseignement supérieur aux États-Unis Open Doors, « Open Doors Report on International Educational Exchange », 2023. Par ailleurs, l’Europe demeure la première destination des étudiants américains poursuivant un diplôme complet à l’étranger, avec près de 40 000 étudiants. Institute of International Education, « Project Atlas: Mobility Data », 2023.

6. Thomas Blanchet et al., « Why Is Europe More Equal than the United States? », American Economic Journal: Applied Economics, vol. 14, (no 4), 2022, pp. 480–518.

7. Horizon Europe est le programme-cadre de l’Union européenne pour la recherche et l’innovation sur la période 2021–2027.

Retour en haut