Qui es-tu censé être ?


Madeleine Peyroux


Madeleine Peyroux, chanteuse et compositrice de jazz américaine, a débuté son parcours musical en jouant dans les rues de Paris. À l’heure actuelle, elle est probablement en tournée, ou se repose à Kingston, dans l’État de New York.

C’est la fin du printemps, à une table d’un café de la place pavée du vieux Nice, baignée des quelques premiers rayons tièdes de la journée. Je suis assise avec mon chef d’orchestre, professeur et ami, Danny Fitzgerald, et son neveu Nyles. Le soleil éclaire la ville côtière par intermittence, dévoilant un ciel bleu azur annonciateur de l’arrivée des touristes, et avec eux, de notre gagne-pain.

À l’instar des pavés irréguliers, des tables en fer forgé et des chaises en rotin, Danny est un incontournable de ces cafés. Il remue son expresso d’un geste presque cérémoniel, échangeant çà et là quelques rires avec les habitués. Quelques fois, il se lève et livre avec son groupe une interprétation très personnelle de l’Americana. Il virevolte autour des tables, incline son chapeau melon pour glaner quelques pièces comme on tendrait la main pour cueillir un fruit mûr. Ses doigts sont épais et forts comme son corps, mais ses mouvements sont délicats. Depuis des décennies, il arbore cette même couronne de cheveux blancs, qui met en valeur ses traits réguliers et sa peau caramel. Son front presque dépourvu de sourcils lui donne un air toujours un peu étonné, ou toujours prêt à sourire.

Nyles, lui, possède ces yeux immenses, presque irréels, que l’on ne rencontre que chez les enfants. Des yeux qui capturent la lumière, avec des iris d’un bleu argenté qui tranchent avec ses épais sourcils noirs et son teint hâlé, et lui confèrent une beauté presque troublante. Il est venu des États-Unis passer l’été avant d’entrer à l’université. Il est doux, détendu pour son âge. Danny l’adore. Je le vois à son sourire quand ils parlent.

Le Lost Wandering Blues and Jazz Band est né de l’élan de Danny, vers sa cinquantaine, à l’époque où je venais au monde dans la partie Blanche de la ville. Aujourd’hui, je fais partie de ses anciens. J’ai appris des centaines de chansons, joué sur autant de coins de rue avec sa contrebasse de fortune et son sac rempli de chapeaux étranges. J’ai sillonné autant d’autoroutes, m’assoupissant au son de Bessie Smith, tassée sur la banquette arrière de l’ancienne Mercedes, ensevelie sous les guitares et les sacs de couchage.

Le blues et le jazz sont américains, plutôt afro-américains, mais c’est en France qu’ils sont devenus une part de moi. Assez loin, semble-t-il, de leur berceau pour que le destin me fasse rencontrer celui qui allait m’enseigner cette musique et bouleverser ma vie. Danny vient du nord de l’État de New York ; il habitait pratiquement à l’angle de ma rue à Brooklyn, mais là-bas, nous vivions dans des mondes différents. Il dit souvent que nous ne nous serions jamais rencontrés si nous n’étions pas partis. Nous étions tenus à distance par cette ségrégation si propre à l’Amérique, omniprésente dans chaque geste du quotidien, hier comme aujourd’hui. Cette musique sublime que j’aime tant, son pouvoir libérateur, la culture qui la porte… Rien de tout cela ne m’était accessible depuis ces rivages.

Nous sirotons nos expressos fumants et soupirons à l’unisson, bercés par le tempo tranquille du sud de la France. Nyles et moi échangeons des clins d’œil complices, Danny remue son café avec énergie. D’un coup, Danny se tourne vers Nyles, pose sa tasse, et avec ce sourire qui n’appartient qu’à lui, sincère et évasif, il plonge son regard dans le sien et lui lance : « Alors, dis-moi, qui es-tu censé être ? »

Nyles rit, persuadé que Danny le taquine. Mais Danny reste impassible. Sa voix ralentit, se fait plus appuyée : « J’ai dit : qui es-tu censé être ? »

Nyles le regarde, déconcerté. « Comment ça ? »

« Tu ne comprends pas ce que je te demande ? Qui es-tu censé être ? »

Cette fois Nyles se braque, certain que Danny cherche à le provoquer. Il se hérisse. « Comment ça ? Je suis qui je suis ! »

« Non, non, non et non, mon gars. Ce n’est pas une réponse, ça. ‘Tu es qui tu es…’ – Très bien, mais qui est-ce, exactement ? » Danny frotte doucement ses paumes l’une contre l’autre, patiemment. Il sourit doucement avec les yeux, sa malice laisse place à une attente pleine de tendresse.

Nyles semble soudainement pris d’un malaise. Son dos se raidit, sans l’empêcher de s’enfoncer davantage dans sa chaise. Ses yeux balaient la place à la recherche de quelque chose, de quelqu’un comme échappatoire, en vain. Face à lui, son oncle reste imperturbable. Il grimace. « Qu’est-ce que tu veux savoir, au juste ? »

Danny relâche enfin son étreinte. « Tout le monde peut dire : ‘Je suis ce que je suis.’ Bien sûr que tu es qui tu es. Tout le monde dit ça. Mais écoute-moi bien. Tu ne peux pas devenir qui tu es réellement tant que tu ne peux pas l’exprimer. Tu crois savoir certaines choses. Peut-être que tu en es convaincu parce que tu es ici, maintenant, avec nous, et c’est déjà bien. Mais où vas-tu ? Comment sauras-tu que tu ne refais pas sans cesse le même voyage, encore et encore ? Tu ne le sauras pas. Pour la simple et bonne raison que tu ne sais pas vraiment ce que tu sais tant que tu n’as pas d’abord compris cette question. Parce que tu ne peux être sûr de rien tant que tu ne te connais pas toi-même. » Nyles écoute attentivement. Ses yeux bleus s’écarquillent un peu plus à chaque mot. 

Ce que j’ai appris en chantant avec Danny dépasse largement ce qui peut être transcrit en notes, en rythmes ou en paroles, parce que cela relève de l’art de vivre. La liberté qu’il a trouvée ici, en France, est peut-être l’incarnation la plus pure du rêve américain qu’il m’ait été donné de voir. Jouer sa musique en pleine rue, c’est l’art d’appartenir à notre monde sans en faire partie. Et Danny l’a maîtrisé ; c’est le parrain des musiciens ambulants.

Le monde semble suspendu maintenant. Danny et Nyles sont encore assis, immobiles. Ils sont paisibles, silencieux. Leur conversation s’est interrompue. Ils ont accompli leur travail, vécu mille vies, n’ont plus rien à dire. Leurs visages se tournent vers moi, vers nous tous. Dans leurs regards flottent des éternités. Nous n’avons plus de distractions. Pas d’autre choix que de les regarder. Ils attendent notre réponse à cette question, unique, parfaitement formulée.

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