Annie Ernaux : Sauver le monde d’hier

Anna R. Gamburd

Anna R. Gamburd est étudiante à Harvard College, promotion 2027.

Annie Ernaux est une autrice française lauréate du prix Nobel, connue pour ses œuvres autobiographiques qui mêlent mémoire personnelle et histoire collective. Parmi ses œuvres notables figurent Les Années et Une femme.


Le mot d’Annie Ernaux

Le travail d’Anna est une réflexion approfondie sur deux dimensions de mon travail d’écriture, « comprendre » et « sauver », celle-ci étant la motivation première, sinon la seule, des Années.

La référence à Stefan Zweig m’a touchée et, à ce propos, je précise que, comme lui, c’est ma propre mémoire que j’ai constamment utilisée et non des sources extérieures.

Les notes accumulées durant des années sont des souvenirs et images personnelles. Je ne pense pas qu’Anna Gamburd se froisse de cette rectification faite au nom d’une authenticité dont la recherche, ainsi qu’elle le démontre, est l’un de mes guides. Situer cette recherche dans l’histoire du cinéma et du théâtre est nouveau et stimulant. 

Mon message est simplement : un grand merci à Anna, qui apporte un regard élargi sur mon travail d’écriture.


Dans Le Monde d’Hier, Stefan Zweig écrivait : « Ce n’est pas tant le récit de mon destin que je narre, mais celui d’une génération entière, la génération de notre temps, qui vit échoir sur ses épaules un fardeau comme presque aucune autre dans le cours de l’histoire. »1 Vainqueure du Prix Nobel de Littérature en 2022, Annie Ernaux propose la même déclaration d’intention dans Les Années (2008) : « En retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle, rendre la dimension vécue de l’Histoire. »2 De même que Zweig trouve l’élan d’écrire dans la destruction du monde où avait pris racine son histoire, le projet d’Annie Ernaux, tel que formulé dans Les Années, était de « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais ». Au cœur de l’œuvre d’Annie Ernaux réside la question suivante : comment représenter le passé, dans ses dimensions individuelle et collective, avec authenticité ?

L’aspiration de l’autrice à « sauver » quelque chose du passé est au cœur de son œuvre. Dans Je ne suis pas sortie de ma nuit (1997), elle note : « Je ne sais pas en faire [de livres] qui ne soient pas cela, ce désir de sauver, de comprendre, mais sauver d’abord. »3 Zweig est également animé par ce désir de sauver la mémoire d’un monde en voie de disparition. Son récit ne repose que sur ses souvenirs, lui qui est privé de toute autre source en raison de son exil : « Je narre [ces bribes de souvenirs] au milieu d’une guerre, dans un pays étranger, sans la moindre aide de ma mémoire. […] Nulle part dans ce monde m’est-il possible de trouver de quelconque information, étant donné que le voyage des courriers postaux entre pays a été partout ébranlé ou frappé de censure. »4 La reconstruction du passé par Annie Ernaux, au contraire, est centrée sur l’intégration d’aides extérieures à sa mémoire. Dans ses livres et ses journaux d’écriture, elle décrit à plusieurs reprises la recherche à laquelle elle s’attèle dans la perspective d’écrire. Ce n’est pas tant une Recherche du temps perdu proustienne, mais davantage un effort analogue à celui entrepris par les historiens – ce travail qui consiste en la collection de traces tangibles du passé pour reconstruire, ou reconstituer un récit. Au nombre de ces traces figurent les photographies, qui constituent une sorte d’arc structurant dans plusieurs de ses récits, comme Les Années, L’usage de la photo (2005) ou L’autre fille (2011). La photographie se retrouve également mobilisée de pair avec l’écriture, dans la recherche par l’autrice d’une « sorte d’écriture photographique du réel »5, mais encore avec les journaux, qu’elle considère comme des « documents historiques », les lettres, et plus récemment Internet (Mémoire de fille, 2016).

L’importance des sources dans le travail de reconstruction du passé par Annie Ernaux est justifiée par un désir de transcender la mémoire à la recherche d’une objectivité empreinte de subjectivité, créant ce qu’elle qualifie d’« autobiographie impersonnelle ». Tandis qu’elle entreprend de raconter l’histoire de sa mère dans Une femme (1988), Annie Ernaux réalise que ne recourir qu’à ses propres souvenirs la limiterait à « retrouver ainsi la femme de [s]on imaginaire » alors que son objectif est bien plutôt de « saisir aussi la femme qui a existé en dehors d’[elle], la femme réelle […] à rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature »6.

Dans La place (1983), ouvrage dans lequel elle dépeint la vie de son père défunt et qui marque son départ irrémédiable de la fiction, Annie Ernaux motive sa quête d’objectivité par son désir de rendre justice à l’expérience de son père. « [J]e sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de ‘passionnant’, ou ‘d’émouvant’. »7 Dans L’atelier noir (2011), elle note que « c’est la mise en scène qui me fait le plus horreur » – une des nombreuses occurrences de l’obsession de l’autrice pour garantir l’authenticité de son œuvre8.

Pour mieux comprendre cette préoccupation de l’autrice pour l’authenticité, il est essentiel de revisiter son rapport à la culpabilité qu’elle éprouve pour avoir quitté son milieu d’origine, en sa qualité de transfuge de classe. Ernaux vit en effet comme une domination l’expérience d’écrire sur son milieu, ce qui lui fait ressentir une « sensation de dégoût ». Elle voit comme indécent, et même peut-être immoral de créer de la fiction à partir d’une pure souffrance – et ce thème se retrouve à nouveau dans l’expérience d’écrire sur sa mère décédée dans Je ne suis pas sortie de ma nuit : « La première fois que j’ai écrit ‘maman est morte.’ L’horreur. Je ne pourrai jamais écrire ces mots dans une fiction. »9

Ce souci de rendre justice à la douleur en proscrivant l’émotion se retrouve dans le cinéma français d’après-guerre. Les films de François Truffaut, Robert Bresson et Jean Rouch reflètent tous une aversion à la recréation artificielle de la souffrance. Comme Annie Ernaux, ces trois cinéastes s’efforcent de représenter la souffrance de manière authentique. Truffaut et Bresson la dépeignent ainsi par le dépassionnement et la restriction de toute émotion : dans Les quatre cents coups, les émotions du personnage sont ainsi transmises par des actions (pleurs silencieux, regards appuyés, scène finale de fuite)10; dans Au hasard Balthazar, qui s’inscrit dans la lignée de la théorie cinématographique générale de Bresson, l’objectif est de s’approcher au plus près de la réalité par l’abandon de comédiens professionnels au profit de non professionnels explicitement invités à éliminer toute émotion dans la récitation de leurs lignes11. Jean Rouch et Edgar Morin vont encore un cran plus loin avec leur Chronique d’un été, en éliminant purement et simplement tout jeu d’acteur12.

Pour atteindre l’authenticité, Truffaut, Bresson et Rouch passent par des approximations successives : minimisation pour Truffaut, élimination de l’émotion dans le jeu d’acteur pour Bresson, et même élimination du jeu d’acteur dans sa totalité pour Rouch. Cette recherche à tout prix d’objectivité peut être mise sur le compte du poids de la Seconde Guerre mondiale sur l’ensemble de ces cinéastes ainsi qu’Annie Ernaux. Dans une période de l’histoire marquée au fer rouge par une souffrance bien réelle, toute entreprise artistique d’idéalisation ou d’enjolivement de la douleur est vue comme profane, inconvenante, absurde.   

Trois des journaux publiés d’Annie Ernaux, centrés sur l’exploration des espaces publics – Journal du dehors (1993), La vie extérieure (2000) et Regarde les lumières mon amour (2016) – évoquent le théâtre de l’absurde, un courant artistique offrant une réponse alternative à la Seconde Guerre. Annie Ernaux décrit ses impressions et ses observations des espaces publics qu’elle traverse, immortalisant des scènes dont elle se trouve être le témoin, avec l’objectif d’« atteindre la réalité d’une époque »13. Il n’y a pas de véritable lien entre les scènes que l’autrice choisit d’immortaliser dans ses journaux : c’est précisément l’absence d’unité ou de cadre commun de compréhension qui rassemble ces clichés de vie, ces fragments de société. Comme dans une pièce d’Ionesco, des événements arrivent sans raison apparente, et ce serait à pure perte qu’on essaierait d’y voir un tout cohérent. 

Annie Ernaux ne cherche pas à comprendre, mais à garder quelque chose du passé. Elle explore la question du sens dans un autre de ses journaux, non pas de ceux dans lesquels elle documente ses impressions sur la société, mais dans un journal qui sert de siège à son intériorité, et notamment à sa relation passionnée avec un diplomate soviétique. Dans Se perdre (2001), elle évoque « la ligne, la grande ligne du sens secret de ma vie. La même perte, pas encore tout à fait élucidée, que seule l’écriture peut élucider vraiment. »14 Le sens secret de la vie d’Annie Ernaux, qu’elle ne généralise pas dans ce cas (c’est bien de « [s]a » et non de « la » vie qu’elle parle) consiste en cette série de pertes – de son père15, sa mère16, sa soeur17, son amant18, sa virginité19, et finalement son époque20 – qui suscite son désir de préserver ce qui fut mais n’est plus par l’écriture.


1. Stefan Zweig, « The World of Yesterday: Memoirs of a European », University of Nebraska Press, 2013, p. 472. Traduction libre. 

2. Annie Ernaux, « Les Années », Gallimard, 2010, p. 256. 

3. Annie Ernaux, ­­« Je ne suis pas sortie de ma nuit », Gallimard, 1997, p. 115. 

4. Stefan Zweig, op.cit. note 1. Traduction libre.

5. Annie Ernaux, ­­« Journal du dehors », Gallimard, 1993, p. 106.

6. Annie Ernaux, ­­« Une femme », Gallimard, 1988, p. 112. 

7. Annie Ernaux, ­­« La place », Gallimard, 1983, p. 113. 

8. Annie Ernaux, ­­« L’atelier noir », Gallimard, 2011, p. 210. 

9. Annie Ernaux, op.cit. note 3.

10. François Truffaut, Les Quatre Cents Coups, Les Films du Carrosse, SEDIF Productions, 1959, 99’.

11. Robert Bresson, Au Hasard Balthazar, Parc Films, Athos Films, Argos Films, Institut Suédois du Film, 1966, 95’.

12. Edgar Morin et Jean Rouch, Chronique d’un été, Argos Films, 1961, 86’.

13. Annie Ernaux, op.cit. note 5.

14. Annie Ernaux « Se perdre », Gallimard, 2001, p. 294.

15. Annie Ernaux, op.cit. note 7.

16. Annie Ernaux, op.cit. note 6.

17. Annie Ernaux, ­­« L’autre fille », Gallimard, 2011, p. 80.  

18. Annie Ernaux, op.cit. note 14. 

19. Annie Ernaux, ­­« Mémoire de fille », Gallimard, 2016, p. 165.  

20. Annie Ernaux, op.cit. note 2.

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