Eduquer pour relier les cœurs et les esprits.

Sophia SCHLEICHER

Sophia Schleicher poursuit un Master’s in Education à la Harvard Graduate School of Education, promotion 2024.

International, interculturel, impact mondial, sensibilisation aux différences culturelles… Autant de termes ressassés à l’envi dans les discours sur l’éducation internationale, à en devenir vagues, parfois galvaudés. Mais des mots qui, probablement, résonnent différemment chez ceux qui ont eu la chance de vivre, grandir ou étudier entre plusieurs cultures :  ils capturent alors des expériences vécues, des rencontres marquantes, des recherches fécondes.

L’appel à comprendre le monde au-delà de nos frontières culturelles n’a jamais été aussi pressant. L’ONU l’a érigé en cible du développement durable 1. L’Asia Society l’a inscrit dans son Cadre de compétence
globale 2. Cette exigence répond à un besoin plus vaste de dialogue et de coopération transculturelle et transnationale, certes particulièrement prégnant aujourd’hui, mais dont les racines ne datent pas d’hier. Dès la fin des années 1950, se dessinait déjà dans plusieurs pays la volonté de repenser l’éducation au-delà de logiques strictement nationales…3

Au travail, à la maison ou dans toute autre communauté, chacun est amené à comprendre comment vivent les autres – selon quelles cultures, quelles traditions ? – et comment ils pensent : en scientifiques, en artistes ? Cette compréhension ne va pas toujours de soi. Chacun naît avec ce que certains sociologues nomment les « liens fermés » : le sentiment d’appartenance à sa famille, ou à tout cercle façonné par les mêmes expériences, valeurs et objectifs que soi. Développer des « liens ouverts », soit une capacité à échanger des idées contradictoires, à partager de nouveaux repères et à collaborer avec des personnes disposant d’un capital social différent du nôtre – bridging, ou faire le pont, en anglais – exige en revanche un effort conscient, constant. Et comme pour nombre de grands défis contemporains, l’éducation est l’outil par excellence pour cultiver les compétences à même de favoriser cette sophistication interculturelle.

À titre personnel, c’est dans un environnement plurilingue et multiculturel tissé d’influences italiennes, allemandes et françaises que s’est formé un premier semblant de compréhension de la diversité du monde. Celle-ci m’a insufflé une curiosité profonde pour la complexité des relations interculturelles et m’a conduite, à dix-sept ans à peine, tout juste diplômée du lycée, à faire une année de césure en Chine. J’y ai vécu au sein d’une famille chinoise, enseigné la danse classique dans une école primaire locale et appris le mandarin, m’immergeant pleinement dans une culture aux antipodes de la mienne. Cette expérience a été décisive : elle a orienté mes choix d’étude et nourri mes ambitions professionnelles, jusqu’à mon parcours actuel à Harvard. Mais derrière la ligne sur le CV, c’est aussi un flou, une attache difficile à une identité culturelle unique, qui complique le sentiment d’avoir un véritable « chez-soi ».

Bien que mon travail de chercheuse et de conceptrice pédagogique s’attache à déconstruire les stéréotypes infondés, il m’arrive évidemment de céder à la tentation de les utiliser à mon avantage… Justifier un attachement scrupuleux aux règles par mes gènes allemands, des variations de ton surprenantes par mon sang italien ou un goût agaçant pour la contradiction par mon « côté français » est facile. Notre cerveau est programmé pour recourir à toute une panoplie d’heuristiques, de biais cognitifs et de raccourcis mentaux qui nous aident à naviguer dans un monde saturé d’ambiguïtés. Pourtant, sans doute parce que j’associe ces pays à des souvenirs familiaux, à des visages amis, à un certain sentiment d’appartenance, ces représentations simplifiées sont transcendées par un respect profond, une affection sincère, qui nourrissent une forme d’empathie : une attention portée à la subtilité des relations humaines, aux singularités individuelles, aux nuances de chaque personnalité.

Et si ce sentiment d’attachement, d’appartenance et de familiarité que l’on éprouve envers un pays constituait le point de départ de ce que les sociologues nomment les liens « ouverts » ? Et s’il recelait en lui les germes mêmes de la construction de véritables passerelles interculturelles ? Et si c’était le cas, comment cultiver, dans les espaces éducatifs, cet apprentissage social et émotionnel qui rend possible l’ouverture à l’autre ?

Une lecture attentive de la vaste littérature consacrée à la compétence globale révèle un foisonnement de définitions, de cadres conceptuels et de théories opérant à différents niveaux – parfois complémentaires, souvent concurrents. Cette diversité peut s’interpréter comme le reflet de la richesse des contextes éducatifs dans lesquels la notion d’« international » est pertinente. Mais au-delà des discours affichés par les établissements, les pratiques des classes peinent à suivre, étouffées par des injonctions contradictoires et les nombreuses autres priorités des établissements. Trop souvent, l’éducation globale n’est intégrée qu’à la marge, cantonnée au statut d’élément optionnel, superposée à un programme déjà saturé. Plus fondamentalement encore, la profusion de termes associés à cette éducation témoigne de la diversité des interprétations qui en sont faites, selon les contextes sociaux, culturels et politiques dans lesquels elle s’inscrit. C’est précisément cette dimension politique qui cristallise une partie des réticences. Car si l’acte d’enseigner peut en lui-même être le vecteur d’un projet politique, l’usage de certaines terminologies peut, dans des contextes polarisés, susciter méfiance ou crispation. La citoyenneté mondiale, l’ouverture aux autres ou la conscience planétaire sont autant de notions qui peuvent être perçues comme des marqueurs idéologiques, voire comme des prises de position sur le plan international, rendant difficile leur implémentation durable.

Ces réflexions, approfondies lors de mes recherches la Harvard Graduate School of Education, m’ont conduite à une conviction centrale : avant de viser une compréhension culturelle, l’éducation doit d’abord aider les élèves à cultiver la conscience de soi et de l’autre, la curiosité et l’empathie. Or, ces dispositions semblent converger vers une même orientation intellectuelle, que certains nomment l’ouverture d’esprit active. Dans un monde où notre perception du monde est filtrée par des œillères algorithmiques et piégée dans des bulles de résonance d’opinions similaires, l’ouverture d’esprit active – définie par la littérature scientifique comme la capacité à rechercher et à considérer des arguments contraires, et à accepter de réviser ses positions à la lumière de nouvelles preuves – est clé 4 . Au cœur de cette disposition se trouve enfin une vertu cardinale : l’humilité. Humilité d’accepter que nos identités, nos cultures, nos perspectives sont façonnées par des dynamiques complexes et des influences multiples ; humilité aussi, comme socle d’une curiosité sincère, tournée vers l’autre.

En replaçant cette réflexion dans une perspective franco-américaine, il est frappant de constater combien ces deux nations ont historiquement occupé des rôles majeurs dans le façonnement de l’éducation globale, de la diplomatie et des échanges culturels. Leur relation reste aujourd’hui un terrain privilégié pour tester, en pratique, l’ouverture des étudiants. Prenons l’exemple d’un programme d’échange scolaire entre les deux pays : les élèves américains découvrant la France devront s’adapter à une culture scolaire plus hiérarchisée, plus formelle, là où les élèves français aux États-Unis seront confrontés à un environnement d’apprentissage plus interactif, souple et participatif. Il en va de même pour l’humour – comme je l’ai expérimenté à mes dépens en arrivant aux Etats-Unis… Une plaisanterie française teintée de sarcasme heurtera la courtoisie prudente et codifiée de l’Américain et laissera souvent place à un silence poli, une légère perplexité voire à une conversion écourtée. Ailleurs, l’enthousiasme de l’Américain paraîtra bien naïf face à la nonchalance du Français, laquelle sera d’ailleurs perçue comme un manque d’intérêt pour l’autre. Tout cela ne serait encore qu’anecdotique si ces contrastes ne se retrouvaient pas dans les milieux professionnels, où des équipes constituées d’une pluralité de nationalités doivent composer avec des différences de mentalités qui requièrent finesse, ajustement et sensibilité pour une bonne coopération.

Il devient alors d’autant plus crucial de s’interroger sur la manière dont nous préparons chacun à évoluer avec justesse à travers cette complexité. Si l’on s’accorde sur la nécessité de former des individus capables de coopérer avec intelligence et sensibilité – tant dans les environnements professionnels que dans la vie en société – alors l’éducation à dimension mondiale, et l’apprentissage socio-émotionnel qui en constitue le socle, doivent être nos priorités Qu’il s’agisse d’échanges virtuels, d’études de cas menées entre pays ou de séjours académiques à l’étranger, offrir aux élèves la possibilité d’expérimenter directement la richesse des différences culturelles qui constituent notre monde est un levier d’une portée considérable. Plus qu’un simple apprentissage, pareilles expériences agissent comme un catalyseur profond, permettant à chacun de s’épanouir dans un monde interconnecté, à cœur et esprit ouverts.


  1. Nations Unies, « Transforming Our World: The 2030 Agenda for Sustainable Development », Assemblée générale des Nations Unies, 25 septembre 2015. ↩︎
  2. Asia Society et OCDE, « Teaching for Global Competence in a Rapidly Changing World », 23 janvier 2018. ↩︎
  3. Alex Standish, « What Is Global Education and Where Is It Taking Us? », Curriculum Journal, vol. 25, (no 2), 2014, pp. 166–186. ↩︎
  4.  Ellen Peters et Brittany Shoots-Reinhard, « Chapter One – Better Decision Making Through Objective Numeracy and Numeric Self-Efficacy », Advances in Experimental Social Psychology, vol. 68, éd. Bertram Gawronski, Academic Press, 2023, p. 40. ↩︎

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