Entretien Hubert Védrine

Hubert Védrine a été successivement conseiller diplomatique, porte-parole et secrétaire général de l’Élysée entre 1981 et 1995, puis ministre des Affaires Étrangères de 1997 à 2002. Il est aujourd’hui reconnu comme l’un des plus grands experts français en matière de diplomatie et de géopolitique.

L’ancien ministre français des Affaires étrangères Hubert Vedrine pose lors d’une séance photo à Paris le 11 avril 2022. (Photo by JOEL SAGET / AFP)

Relations franco-américaines

Alors que Donald Trump est de retour à la Maison Blanche depuis quelques semaines, comment décririez-vous, en quelques mots, l’état actuel des relations diplomatiques entre la France et les Etats-Unis ? 

    On ne peut pas dissocier les relations diplomatiques franco-américaines du tsunami trumpien global, ni de ce semestre disruptif. Certes, la Vè République, en suivant la ligne « ami, allié, mais pas aligné » était censée avoir préservé un peu plus d’autonomie de pensée par rapport aux États-Unis que les autres Européens de l’Alliance Atlantique, et donc de résilience par rapport à de brutales sautes de courant. Mais, d’abord, c’était de moins en moins vrai depuis près de vingt ans. Et ensuite, déjà en période « normale », les États-Unis considéraient qu’un allié doit être aligné ! De toute façon, depuis 1949, les États-Unis n’étaient pas seulement les alliés des Européens mais leurs protecteurs. Et maintenant cela s’est volatilisé avec l’escamotage par Trump de notre Amérique du XXème siècle, de Wilson à Biden, et du retour des États-Unis à un XIXème siècle nationaliste, expansionniste, mercantiliste, unilatéraliste et antiprogressiste. Avec en plus le dollar, le Pentagone, et l’IA ! 

    La politique étrangère française peut toujours prendre des « positions », faire des propositions. Mais la relation de la France avec les États-Unis jusqu’en 2027 dépendra d’une part de l’état politique et économique de la France, mais aussi de la relation personnelle entre le Président Macron et le Président Trump, utile dans la pétaudière mondiale créée par ce dernier, mais encore de la cohésion que les Européens réussiront à préserver, ou non, sur le plan du commerce, des régulations numériques, de la transition écologique, ou à créer, ou non, en ce qui concerne les garanties à donner à l’Ukraine ou l’organisation d’un pilier européen de l’Alliance.

    Donald Trump affiche depuis son retour au pouvoir une ferme opposition à la puissance commerciale de l’Union Européenne, notamment par des menaces d’importants droits de douane. La France doit-elle s’en inquiéter sérieusement et dispose-t-elle de moyens de s’en prémunir ?

      Donald Trump n’avait pas caché ses intentions : taxer le plus possible tous les pays (qu’ils soient alliés ou pas ne compte pas pour lui) qui ont des excédents commerciaux sur les États-Unis : Union Européenne (+ 25% !), mais aussi Mexique, Inde, Chine, etc. Le marché européen et l’euro ne peuvent que l’exaspérer ! Cependant, il se heurtera vite à des contradictions internes (relance de l’inflation aux États-Unis, imbrication des chaînes de valeurs) et aussi peut-être à une vraie résilience européenne en ce qui concerne le commerce et le maintien de l’héritage Breton sur la régulation des plateformes. Dans ces domaines, c’est au niveau européen que la France doit jouer, puisque les traités confèrent à la Commission une compétence exclusive en matière de commerce, alors qu’elle n’a ni compétence, ni légitimé en matière de défense, indépendamment de ses encouragements budgétaires. Ce premier semestre 2025 va être une véritable épreuve de vérité pour les Européens, soit cruelle, soit au contraire créatrice. 

      Les premières mesures de Donald Trump annoncent un second mandat marqué par une réticence ou un refus de toute forme de compromis. À l’échelle nationale, les purges de grande ampleur menées au sein de son parti et de l’administration en témoignent. La complexité des questions diplomatiques et des conflits actuels pourrait-elle toutefois le conduire à faire preuve de davantage de pragmatisme sur le plan international ?

        Il n’est pas sûr que Donald Trump soit hostile à tout « compromis », mais il veut pouvoir en imposer les termes à son avantage, on le voit. Il devra de toute façon trancher entre des positions contradictoires de ses partisans dans sa politique annoncée en matière commerciale, ou en matière migratoire. Au niveau international, pour étudier les scénarios et les deals envisageables, pour reprendre le langage trumpien, il faut distinguer son néo-impérialisme nord-américain (Canada, Mexique, Panama, Groenland) et les autres régions (Ukraine/Russie, Israël/Palestine, Arabie/Iran, et bien sûr, la Chine). Et étudier domaine après domaine ses atouts, et les forces de résistance à ses plans.

        La France sur la scène internationale

        Beaucoup soulignent une perte d’influence de la France dans les négociations internationales. La fragmentation croissante du paysage politique interne français se répercute-t-elle, directement ou indirectement, sur l’importance qu’occupe la France dans l’espace diplomatique ? 

          Cette question sur la perte d’influence de la France est un peu un « marronnier », entretenu par l’inguérissable nostalgie de la grande puissance, mais votre question est néanmoins, hélas, d’actualité. En réalité, même si les États-Unis redeviennent une « hyperpuissance » tonitruante et dominatrice (si je n’avais pas inventé le mot en 1997, il faudrait le faire maintenant), ce sont les Occidentaux en général qui n’ont plus le monopole de la puissance et sont confrontés à un monde où ils sont contestés ou challengés. Sinon, Poutine n’aurait même pas osé lancer son « opération spéciale » en Ukraine. N’oublions pas que lors du premier débat à l’Assemblée générale des Nations Unies, après cette invasion, il s’était trouvé quarante pays, représentant démographiquement les deux tiers de l’humanité, pour refuser de prendre parti ! Non pas qu’ils aiment la Russie, ou Poutine, ou encore moins la guerre, mais par refus d’être dans le camp des Occidentaux. Il faut voir ce que cela va devenir avec la tentative trumpiste de reprendre le contrôle de tout, tout en étant non pas « isolationniste » (le vice-président Vance l’est, mais pas Trump) mais encore plus unilatéraliste et brutale. En tout cas, on ne pourra plus parler « d’Occidentaux » puisque les valeurs des Américains et des Européens s’opposent. Cette perte d’influence relative, notamment face à la Chine et au Sud « global » est évidente également pour l’Europe et, donc, pour la France aussi. C’est d’ailleurs maladroit à mon avis de prétendre combattre le « Sud Global » sous prétexte qu’il est hétérogène, qu’il ne comprend pas de démocratie – mise à part quand même l’Inde, le Brésil et l’Afrique du Sud ! Il vaut mieux avoir des politiques ciblées sur chaque cas pour utiliser l’opportunisme de chacun. Mais vous avez raison, il y a un lien qu’on ne peut plus nier entre la situation intérieure et la crédibilité et l’influence extérieure. Pas tellement à cause de la fragmentation du paysage politique, même si l’absence de majorité claire au Parlement depuis 2024 est un handicap pour diriger la France, mais plus encore du décrochage économique, du manque de travail, de l’endettement, d’investissement d’avenir, etc. Si on veut revenir à l’essentiel, le but de la politique étrangère de la France devrait être de tout faire pour que la France garde – ou retrouve – la maîtrise de son destin.

          Justement, certains avancent que la France s’est toujours faite plus grosse qu’elle ne l’est à l’échelle internationale. Qu’en pensez-vous ?

            C’est un peu vrai historiquement, mais so what ? La France est ou a été traditionnellement encline à la grandiloquence, ce qui provoque en général l’ironie de ses partenaires européens contre la prétendue « grande nation » (terme sarcastique employé par les Allemands à l’époque de Napoléon). Mais cette critique ne s’applique pas à la définition de la politique étrangère que je viens de rappeler. Il est clair qu’il faut repenser et reformuler la politique étrangère de la France de façon plus sobre, la concentrer sur l’essentiel et ses intérêts vitaux, la débarrasser d’une sorte de logorrhée d’atmosphère, et clarifier enfin, et durablement, ce qui doit continuer, ou à nouveau, d’être fait au niveau national, ou doit l’être au niveau européen, des 27, dans des conditions ad hoc, ou des coopérations renforcées.

            La France n’a joué qu’un rôle secondaire dans la conclusion du cessez-le-feu récent entre Israël et la Palestine. Les principales actions diplomatiques françaises dans ce conflit se sont effectivement résumées à des prises de position publiques. Pensez-vous que la France aurait pu et/ou dû jouer un rôle plus important dans ce processus ? 

              La France a joué récemment un rôle humanitaire à Gaza et politique pour le cessez-le-feu au Liban. Mais plus globalement, n’oublions pas qu’aucun pays européen n’a joué un rôle central dans une grande négociation internationale est-ouest, ou autres, notamment au Proche-Orient, depuis plus d’un demi-siècle. Pas plus la France qu’un autre, en dépit de ses aspirations et de sa rhétorique. Pour revenir à votre question, c’est François Mitterrand, ami traditionnel d’Israël, qui en mars 1982 – il y a 43 ans ! – avait été le premier chef d’État important à envisager un État palestinien. Et la France a joué un rôle d’ami et de soutien tant qu’il y a eu de grands dirigeants en Israël qui tentaient courageusement, combattus par leurs extrémistes (comme du côté palestinien), de trouver un compromis territorial : Yitzhak Rabin et Shimon Pérès bien sûr, mais aussi Ehud Olmert, Ehud Barak, et même Ariel Sharon, à la fin. Mais depuis que Benjamin Netanyahou a pris le pouvoir il y a une dizaine d’années en s’appuyant sur des partis extrémistes, sa priorité, affichée et efficace, a été qu’il n’y ait jamais d’État palestinien. Et il avait assez bien réussi, jusqu’à l’affreux 7 octobre, à faire disparaître la question palestinienne, et à neutraliser sur ce sujet les pays arabes et européens, y compris la France. Apparemment, la reprise par Trump des projets de nettoyage ethnique de l’extrême droite israélienne renforce encore sa main. Mais cela mettrait la région à feu et à sang, plus encore qu’elle ne l’est. Et si Trump veut vraiment relancer les accords d’Abraham, pourra-t-il se passer de l’Arabie, qui ne pourra pas revenir dans le processus sans rien obtenir pour les Palestiniens, sans même parler de sa politique incendiaire sur Gaza. L’Arabie va donc tergiverser. Le fait qu’Israël frappe à nouveau l’Iran ou pas est secondaire face à cette question. 

              En tout cas, ni la France ni les Européens en général ne réussiront à rentrer dans le jeu sans relance d’un processus politique. Après, oui.

              Après avoir annoncé vouloir mettre fin rapidement au conflit ukrainien, Donald Trump a évoqué conditionner le soutien américain à l’Ukraine à un accès à ses ressources naturelles et vouloir inciter cette dernière à envisager un compromis territorial. Quelle devrait être la réaction de la France si cette politique venait à être mise en œuvre ?

                Si Trump parvient à imposer un cessez-le-feu en Ukraine, et qu’il demande aux pays européens qui ont des armées capables d’en assurer la mise en œuvre et la surveillance (où ? comment ?), la question est : quelles garanties les États-Unis donneraient quand même à chacun des pays européens qui accepteraient d’endosser cette responsabilité et d’assumer ce risque ? Elle s’est déjà imposée dès la réunion en urgence à l’Élysée le lundi 17 février, qui a mis en évidence les divisions des Européens présents, la France étant quasiment la seule à ne pas poser comme condition à son engagement militaire sur le terrain la confirmation d’une garantie américaine. Dans quel sens pencheront les opinions ? Nous le saurons bientôt. 

                Perspectives de coopération internationale

                Le renforcement des liens entre l’Europe et les Etats-Unis est-il une clé pour permettre aux pays occidentaux de récupérer une influence décisive dans les conflits régionaux actuels et à venir ? 

                  Nous vivons exactement l’inverse ! L’éclatement du concept amalgame d’Occident et une fragilisation sans précédent depuis 1949 de la relation transatlantique. Avec Trump, il n’y a aucun accord euro-américain sur la solution à un conflit régional quel qu’il soit. Les conflits tous azimuts entre les États-Unis, l’Europe, la Russie, la Chine, l’Inde, l’Afrique, le Sud Global, etc., ne pourront déboucher sur une sorte de coexistence pacifique mondiale et de coopération internationale réinventée, après avoir été momentanément balayée par Trump, que s’il y a une sorte de compromis historique entre les puissances encore dominantes (occidentales), même si ça n’a donc plus guère de sens d’employer le même mot pour désigner les États-Unis de Trump et l’Europe, et le Sud Global. C’est du temps perdu que de s’acharner à démontrer que le Sud Global ne l’est pas vraiment, etc. Donc, à côté de l’affrontement principal (les États-Unis n’accepteront pas qu’un autre pays devienne numéro un), il peut y avoir des configurations tactiques changeantes et déconcertantes. De toute façon, l’influence des Européens ne réaugmentera que s’il y a un vrai sursaut en Europe : travailler mieux mais plus, investir plus et mieux, mettre en place une immigration importante légale, mais régulée et très bien choisie, poursuivre une transition écologique rationnelle et scientifique, etc. Et si elle rayonne par son exemple et renonce à imposer ses « valeurs » à coups de sanctions et d’ingérences à des pays qui n’en veulent plus, tout en restant demandeurs d’un partenariat. Chacun peut voir que, politiquement, dans les différents pays d’Europe, on en est assez loin.

                  Vous pointez plus largement du doigt depuis longtemps le caractère illusoire de la « communauté » internationale et l’influence restreinte de l’ONU dans les conflits actuels. Quels conseils donneriez-vous pour de futures tentatives de coordination internationale menées à grande échelle ?

                    C’était en effet fragile, mais bien intentionné. Trump est en train de balayer tout cela. Je ne me réjouis pas d’avoir vu juste en avertissant depuis longtemps que la « communauté » internationale était plus une espérance et un horizon qu’une réalité. Pour lui donner corps, et que les nations soient enfin « unies », il faudra donc trouver les voies d’une coexistence entre les puissances installées et contestées, et les puissances montantes, et reformuler les magnifiques principes du préambule de la Charte des Nations Unies, autour de l’intérêt vital pour l’ensemble de l’espèce humaine qui est de de préserver l’habitabilité de la planète à cinq ou six générations de distance.

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