Repenser le dilemme sécuritaire de l’Europe : l’illusion de l’autonomie stratégique

Luc Hillion

Luc Hillion poursuit un Master in Public Policy à la Harvard Kennedy School, promotion 2026.​

Titre photo : Pete Hegseth à la Conférence de Munich sur la sécurité, février 2025.
Crédit photo : Damian Lemanski/Bloomberg

En 2013, dans le cadre de l’opération Serval, la France déployait au Mali une force d’intervention de 4 000 hommes afin de repousser l’avancée de groupes islamistes armés menaçant la stabilité du gouvernement local. Malgré son succès militaire, l’opération masquait une dépendance logistique préoccupante : seuls 5 % des transports stratégiques furent assurés par des moyens français, tandis que les 95% restants reposaient sur des ressources étrangères, notamment des avions affrétés auprès de sociétés russes.1 Trois années plus tard, la disponibilité opérationnelle militaire française n’était guère plus rassurante : à peine un quart de la flotte française d’hélicoptères Tigre étaient jugés aptes au combat à tout moment sur l’année 2016.2 Autant d’exemples symptomatiques de la fragilité française en matière de projection militaire autonome, et révélateurs du délabrement de nombreuses autres forces armées européennes, lorsque l’on sait que la France comptait alors parmi les armées les mieux équipées du continent…

En dépit d’une hausse significative du budget alloué à la défense dans les dernières années et de l’acquisition récente de 23 avions de transport lourd A400M supplémentaires, la capacité de projection militaire française reste aujourd’hui limitée dès lors que le soutien américain fait défaut – même avec la coopération de ses alliés européens.3 Ce qui devient d’autant plus préoccupant lorsque l’ennemi n’est plus une milice paramilitaire disparate montée sur pick-ups Toyota, mais un Etat organisé à forte puissance de frappe comme la Russie. En ce début d’année 2025, l’Europe s’alarme. Les doutes s’accumulent quant à sa capacité à mobiliser un contingent dérisoire de 40 000 soldats envisagé pour un déploiement en Ukraine, alors même que plane la perspective d’un désengagement progressif des États-Unis, garants traditionnels de la sécurité du Vieux Continent depuis 1945.4

Il y a une forme d’ironie dans la posture européenne. Nous critiquons volontiers les États-Unis pour l’absence d’un véritable système de santé universel, pour l’ampleur de leurs inégalités sociales ou pour les sommes astronomiques qu’ils consacrent à leur défense. Pourtant, si nous pouvons aujourd’hui nous enorgueillir de notre Sécurité sociale, c’est probablement parce que les États-Unis ont assumé, à notre place, l’essentiel du fardeau sécuritaire de l’Europe depuis 1945. 

Délestés de ce fardeau, les pays européens ont pu rediriger leurs ressources vers d’autres priorités budgétaires : nombre d’entre eux se satisfont d’armées réduites à leur plus simple expression, tout en jouissant d’un relatif sentiment de sécurité dans un monde pourtant fragmenté. Ce paradoxe s’explique par la présence rassurante de la puissance américaine qui veille, en arrière-plan, à la sécurité du continent. Pour reprendre la célèbre formule de Hastings Ismay, premier secrétaire général de l’OTAN, la raison d’être de l’Alliance était « to keep the Russians out, the Americans in, and the Germans down » – garder les Américains en Europe, et protéger le continent de toute menace qui pourrait provenir de l’Est. Depuis la fin de la guerre froide, l’Europe aurait ainsi économisé environ 1 900 milliards d’euros en maintenant ses budgets militaires sous la barre des 2 % du PIB, tandis que les États-Unis supportent aujourd’hui près de 70 % des dépenses de l’OTAN.5

Ce partenariat asymétrique, qui nous a longtemps profité, semble de plus en plus contesté par nos alliés américains. Lors de la Conférence de Munich sur la sécurité tenue en février 2025, le secrétaire américain à la Défense, Pete Hegseth, affirmait sans détour que « les États-Unis ne toléreront plus une relation déséquilibrée qui encourage la dépendance [européenne] à leur appareil sécuritaire ». 6Ce rejet croissant de la répartition inégale des responsabilités dans l’OTAN n’est pas pour autant une simple posture trumpienne : dès 2014, Barack Obama exhortait déjà les membres de l’OTAN à accroître leurs efforts de défense, déclarant : « Nous avons observé une baisse constante des budgets européens en matière de défense. […] Cela doit changer. »7

Ce sous-investissement chronique commence à coûter cher à l’Europe. Tandis que les États-Unis entament des discussions bilatérales avec la Russie dans le dos de leurs partenaires européens – évoquant, selon le secrétaire d’État Marco Rubio, de « formidables opportunités de coopération géopolitique avec Moscou » – le Kremlin, lui, reste résolument hostile à l’Europe. 8Or, en cas de confrontation ouverte, le constat est sans appel : nous ne sommes pas en mesure de nous défendre seuls, faute de capacités militaires suffisantes et de dispositif crédible de dissuasion. Ceux qui persistent à croire que la dissuasion nucléaire française pourrait à elle seule contenir une agression russe se trompent : l’époque où la France pouvait envisager d’irradier l’Allemagne pour enrayer une invasion soviétique appartient à un autre siècle.9

Pour une majorité de dirigeants européens non radicaux, sortir de cette position inconfortable suppose que l’Europe investisse enfin sérieusement dans sa défense. Mais avec quels moyens ? La récente proposition de la Commission européenne visant à mobiliser jusqu’à 800 milliards d’euros pour la défense au cours des quatre prochaines années paraît ambitieuse, et soulève des questions quant à sa faisabilité et à sa soutenabilité à long terme.10 Le continent semble structurellement incapable d’augmenter ses budgets militaires sans accroître un endettement public déjà vertigineux ou sabrer d’autres postes de dépenses. Comment, dans ce contexte, convaincre les électeurs européens qu’une politique de rigueur – voire d’austérité ciblée – est nécessaire pour garantir la souveraineté militaire européenne ?

Le budget français pour 2025 illustre ce dilemme croissant auquel sont confrontés les gouvernements européens, pris entre pression de la dette, attentes sociales et impératifs militaires. Le budget de l’Etat a été réduit de 8,8 milliards d’euros par rapport à 2024. Pourtant, les dépenses militaires ont progressé de 6,9 %, quand les subventions à l’emploi ont reculé de 16,7 %, les fonds alloués à l’éducation de 1,86 %, et que les dépenses liées à la Sécurité sociale ont légèrement augmenté (3,8 %).11 L’Allemagne a même envisagé de geler ses dépenses sociales pour financer son réarmement – sans succès. 12Et dans un contexte de polarisation politique croissante, les résistances populaires à ce type de redistribution budgétaire risquent encore de se durcir.

Si l’Europe aspire réellement à une autonomie stratégique – c’est-à-dire à assurer seule sa sécurité, sans dépendre du parapluie américain – elle devra consentir à un effort budgétaire massif et durable. A la cadence de réarmement observée en septembre 2024, il faudrait par exemple à l’Allemagne près d’un siècle pour reconstituer son stock d’artillerie à son niveau de 200413, alors que l’Union Européenne peine déjà à tenir la moitié de son engagement de livraison d’un million d’obus à l’Ukraine en l’espace d’un an.

Même si les fonds nécessaires étaient réunis, d’autres dilemmes subsisteraient. Que produire ? Avec quelles capacités industrielles et selon quelle coordination stratégique ? Très peu de pays sont capables de produire des équipements militaires sophistiqués à grande échelle. En matière de défense antimissile balistique, par exemple, la dépendance à l’égard des États-Unis est manifeste : seuls la France et l’Italie disposent actuellement d’un système équivalent au Patriot américain, capable de lancer des missiles d’interception à moyenne et longue portée.14

Si l’objectif est de se procurer rapidement des armements plutôt que de consacrer plusieurs décennies au développement de systèmes à peine fonctionnels, le fournisseur le plus évident reste les États-Unis. Mais si l’autonomie stratégique européenne a un sens – celui de rompre la dépendance de l’Europe à l’égard de l’appareil américain – alors continuer à s’équiper massivement auprès des Etats-Unis revient à saper cette ambition dès l’origine.

Cette inquiétude quant à la dépendance technologique est d’ailleurs au cœur de la réticence française à rejoindre l’Initiative européenne de bouclier aérien (European Sky Shield Initiative), lancée par l’Allemagne en 2022. Ce projet, dont le but est de doter l’Europe d’un système de défense antiaérienne intégrant des technologies européennes, américaines et israéliennes15, soulève des interrogations : si l’Europe entend accroître ses dépenses de défense, elle devrait, autant que faire se peut, limiter sa dépendance aux systèmes américains et diversifier ses fournisseurs. Or, au-delà de Washington, les alternatives crédibles se comptent sur les doigts d’une main : Russie, Chine et Israël.

Refuser l’acquisition d’armements américains risquerait toutefois de précipiter un désengagement déjà entamé de Washington vis-à-vis de l’Europe. En 2019, les autorités américaines avaient d’ailleurs mis en garde l’Union européenne contre les projets visant à restreindre l’accès des entreprises américaines aux marchés européens de la défense, qualifiant notamment le projet de Fonds européen de défense de poison pill.16 L’Europe se trouve ainsi dans une position éminemment précaire, avec des Etats-Unis qui, d’un côté, questionnent leur rôle de protecteur traditionnel, et, en même temps, exercent une pression constante pour que perdure la dépendance européenne à leur industrie de défense ; le tout, pendant que la Russie continue d’affirmer sa puissance militaire à l’est du continent.

Si l’Europe parvenait à réunir les moyens financiers nécessaires à un véritable effort de réarmement, et si son industrie de défense atteignait l’autonomie stratégique avant que Moscou ne tourne son regard vers les pays baltes, alors l’option d’un investissement massif dans des équipements non américains deviendrait évidente. Mais il faut garder à l’esprit qu’une telle transformation ne peut s’opérer du jour au lendemain, encore moins sans engendrer de nouvelles formes de dépendance aux États-Unis. L’Europe doit donc envisager d’autres options. Une première consisterait à réévaluer, avec pragmatisme, ses relations avec la Russie. Il serait sans doute imprudent de s’engager dans une posture d’antagonisme systématique si l’Europe n’est pas en mesure d’assurer seule sa propre sécurité. Cela ne signifie pas céder sur les principes ou aux pressions d’un régime autoritaire, mais simplement reconnaître que la diplomatie ne peut se permettre d’être aveugle à l’asymétrie stratégique. Une seconde voie viserait à accroître la valeur géopolitique de l’Europe aux yeux des États-Unis, en mettant en avant des leviers d’influence fondés sur des intérêts partagés. L’Union pourrait, par exemple, approfondir ses liens avec la Chine – une perspective qui ne manquerait pas d’inquiéter Washington, notamment dans le contexte de rivalité technologique entre les deux pays. On le sait, les États-Unis comptent sur la coopération de partenaires européens clés comme les Pays-Bas pour limiter les transferts de technologies sensibles vers Pékin, tels que les systèmes de lithographie de dernière génération nécessaires à la production de semi-conducteurs avancés.17 Si Washington devait un jour relâcher son engagement sécuritaire envers le Vieux Continent, l’Europe aurait tout intérêt à signaler sa capacité – et sa volonté – de se tourner vers d’autres partenariats stratégiques. Non pour rompre l’alliance transatlantique, mais pour rappeler aux États-Unis qu’elle ne va plus de soi.


  1. Assemblée Nationale, Rapport d’information relatif au transport stratégique, no. 4595, presented by François Cornut-Gentille, March 28, 2017, https://www.assemblee-nationale.fr/14/rap-info/i4595.asp. ↩︎
  2.  Pierre Tran, « French Military Helicopter Readiness? Depends on the Fleet, » Defense News, 16 mai 2017, https://www.defensenews.com/air/2017/05/16/french-military-helicopter-readiness-depends-on-the-fleet/. ↩︎
  3. Thierry Dubois, « French Air Force Receives Newest-Standard Airbus A400M, » Aviation Week Network, 6 avril 2021, https://aviationweek.com/defense/multi-mission-aircraft/french-air-force-receives-newest-standard-airbus-a400m. ↩︎
  4. Steven Erlanger, « Can European ‘Boots on the Ground’ Help Protect Ukraine’s Security? » The New York Times, 11 février 2025, Can European ‘Boots on the Ground’ Help Protect Ukraine’s Security? – The New York Times. ↩︎
  5.  Lachlan Williams, « Europe’s Dilemma: Social Spending vs. Defense in the Face of New Threats, » The Rio Times, 24 septembre 2024, https://www.riotimesonline.com/europes-dilemma-social-spending-vs-defense-in-the-face-of-new-threats/.
    Max Colchester, David Luhnow, and Bojan Pancevski, « Alarm Grows Over Weakened Militaries and Empty Arsenals in Europe, » The Wall Street Journal, 11 décembre 2023, https://www.wsj.com/world/europe/alarm-nato-weak-military-empty-arsenals-europe-a72b23f4. ↩︎
  6. Pete Hegseth, « Opening Remarks by Secretary of Defense Pete Hegseth at Ukraine Defense Contact Group (As Delivered), » U.S. Department of Defense, 12 février 2025, https://www.defense.gov/News/Speeches/Speech/Article/4064113/opening-remarks-by-secretary-of-defense-pete-hegseth-at-ukraine-defense-contact-group/. ↩︎
  7. Barack Obama, « Obama Warns NATO Allies to Share Defense Burden: ‘We Can’t Do It Alone,’ » Atlantic Council, 3 juin 2014, https://www.atlanticcouncil.org/blogs/natosource/obama-warns-nato-allies-to-share-defense-burden-we-can-t-do-it-alone/. ↩︎
  8. Michael Hirsh, « The New Meaning of ‘Munich,’ » Foreign Policy, 19 février 2025, https://foreignpolicy.com.ezp-prod1.hul.harvard.edu/2025/02/19/europe-trump-vance-munich-security-conference-russia-ukraine/. ↩︎
  9.  Caleb Larson, « Why France Once Had Its Nuclear Weapons Aimed at Germany, » The National Interest, 18 mai 2020, https://nationalinterest.org/blog/buzz/why-france-once-had-its-nuclear-weapons-aimed-germany-155326. ↩︎
  10. European Commission, Acting on Defence to Protect Europeans, accessed April 22, 2025, https://commission.europa.eu/topics/defence/future-european-defence_en. ↩︎
  11. Sébastien Dumoulin, « Budget 2025: les grands perdants et les rares gagnants parmi les ministères, » Les Echos, 7 février 2025, https://www.lesechos.fr/economie-france/budget-fiscalite/budget-2025-les-grands-perdants-et-les-rares-gagnants-parmi-les-ministeres. ↩︎
  12. Tom Fairless and Bertrand Benoit, « Europe Has a Painful Choice: War vs. Welfare, » The Wall Street Journal, 14 septembre 2024, https://www.wsj.com/world/europe/europe-has-a-painful-choice-war-vs-welfare-41e9e7f7. ↩︎
  13. Tom Fairless and Bertrand Benoit, « Europe Has a Painful Choice: War vs. Welfare. » ↩︎
  14. Camille Grand, Defending Europe with Less America, European Council on Foreign Relations, 3 juillet 2024, https://ecfr.eu/publication/defending-europe-with-less-america/. ↩︎
  15.  Hensoldt, « ESSI – European Sky Shield Initiative, » Hensoldt, consulté le 28 février 2025, https://www.hensoldt.net/programs/essi-european-sky-shield-initiative. ↩︎
  16. Alexandra Brzozowski, « Pentagon Warns EU Against Blocking US Firms from Defence Fund, » Euractiv, 19 août 2019, https://www.euractiv.com/section/global-europe/news/pentagon-warns-eu-against-blocking-us-firms-from-defence-fund-2/. ↩︎
  17. Nisarg Jani, « The ‘Fab 4’ Allies Are Pushing Back on US Export Controls on China, » The Diplomat, 29 octobre 2024, https://thediplomat.com/2024/10/the-fab-4-allies-are-pushing-back-on-us-export-controls-on-china/. ↩︎

Retour en haut