Maia Hoffenberg — Harvard College, promotion 2026.

La France comme les États-Unis connaissent une fracture politique d’une intensité inédite. Quelle part de responsabilité les réseaux sociaux portent-ils dans cette dérive ? Le phénomène est-il importé des États-Unis ? Les réseaux sociaux ne créent pas la division. Mais en exacerbant l’isolement, en renforçant l’entre-soi idéologique et en facilitant la propagation des opinions les plus extrêmes, ils l’amplifient. Alors que l’influence des communautés traditionnelles décline, un nombre croissant d’individus cherchent en ligne un substitut au lien social et au sentiment d’appartenance – pour bien souvent ne trouver que des bulles algorithmiques qui amplifient leurs frustrations.
Dans chacun des deux pays, la participation à la vie collective s’effrite. Dès 2014, quatre Français sur dix ne voyaient leur famille que lors de quelques rares réunions annuelles, contre un tiers en 20101. Les « tiers-lieux », ces espaces de socialisation en dehors de la sphère domestique, scolaire ou professionnelle, se désertifient. L’importance des réseaux associatifs et communautaires a décliné sur les dernières années, de même que l’engagement dans les activités de quartier, les organisations bénévoles et les groupes professionnels. Les masques chirurgicaux et la solitude de la pandémie ont bien sûr amplifié cette dynamique : en France, entre 2010 et 2020, le taux d’isolement chez les jeunes est passé de 2% à 13%2. Aux États-Unis, la baisse de fréquentation des centres communautaires, des cafés, des parcs ou des églises, amorcée bien avant la pandémie, s’est accélérée3. Il y a vingt ans, 42% des Américains assistaient régulièrement aux offices religieux ; ils n’étaient plus que 30% en 20244.
Contrairement aux communautés physiques, où le lien naît d’intérêts partagés ou du simple hasard, les communautés virtuelles s’agrègent autour de contenus souvent émotionnels, polarisants, et parfois violents. L’expression collective y passe moins par l’échange que par l’affirmation – un commentaire, un « meme », une image – concentrant souvent les affects négatifs : colère, frustration, rejet.
Cherchant sur Internet un nouveau terrain de rencontres humaines, l’internaute y trouve surtout un miroir. Les algorithmes de X, Instagram ou TikTok fonctionnent tous de la même manière : maintenir l’utilisateur captif en lui proposant des contenus semblables à ceux qu’il a appréciés, du moins ceux que l’algorithme croit qu’il a appréciés, les enfermant dans des « chambres d’écho » qui exacerbent leurs convictions initiales5.
La psychologie humaine n’est pas conçue pour une exposition continue à un discours univoque : la répétition renforce l’idée, annihile les contrepoids, donc radicalise silencieusement. Privé de la confrontation à l’altérité, l’individu se replie progressivement, vers une version appauvrie de lui-même.
Le processus s’auto-entretient de la sorte :
1. À la recherche d’un sentiment d’appartenance, l’individu migre vers les réseaux sociaux.
2. Il y est exposé à des contenus qui renforcent ses opinions et durcissent ses positions.
3. Sa posture idéologique s’extrémise, le coupant davantage du débat réel et de la confrontation d’idées.
4. De plus en plus isolé, il retourne vers les réseaux, y puisant confirmation et confort.
Privé de la confrontation à l’altérité, l’individu se replie progressivement, vers une version appauvrie de lui-même.
La nature même des interactions numériques – à travers les mécanismes de « like », de partage et de mise en avant algorithmique – privilégie l’engagement au détriment de l’exactitude et de la nuance. Les contenus extrêmes ou trompeurs suscitent en moyenne davantage d’engagement (likes, partages, commentaires) que les informations factuelles. Plus fréquemment publiés, plus souvent relayés, ces contenus dominent l’espace numérique, tandis que la diffusion d’informations mesurées est naturellement moins mise en avant6.
Notre capacité d’attention, elle aussi, s’érode à mesure que prolifèrent les formats courts et défilants. Les discours nuancés nécessitent temps et réflexion pour être compris, tandis que les slogans extrêmes ou émotionnels captent immédiatement l’attention7. Dans un univers où la valeur d’un contenu est mesurée au temps d’attention qu’il capte, l’outrance l’emporte presque toujours sur la subtilité. Enfin, même sur des sujets éloignés des préférences politiques initiales, les plateformes tendent à proposer des contenus alignés sur les opinions déjà exprimées par l’utilisateur. Il devient ainsi de plus en plus difficile de construire une pensée hybride, nourrie d’une diversité de perspectives issues de l’ensemble du spectre politique.
Les réseaux ne polarisent pas sans terreau fertile : la politologue Ashleigh Aston souligne que ceux-ci ne font qu’amplifier des biais préexistants8. Aux termes de son étude, les utilisateurs ayant des convictions politiques déjà bien affirmées sont plus susceptibles d’être exposés à de la désinformation, tandis que les individus politiquement neutres ne basculent pas massivement vers l’extrémisme sous leur effet. Sur une période de trois mois, l’étude montre que ceux qui consomment fréquemment des informations via les plateformes numériques développent des attitudes plus populistes. Symétriquement, les personnes déjà séduites par le populisme tendent à privilégier ces canaux d’information, créant ainsi un cercle auto-entretenu.
En France comme aux États-Unis, la polarisation trouve ses racines dans des clivages locaux, antérieurs à l’explosion numérique. Aux États-Unis, les sujets les plus brûlants sont le contrôle des armes, l’accès aux soins de santé ou les tensions raciales. En France, ce sont les droits des travailleurs (comme le mouvement des Gilets jaunes), la laïcité et les relations avec l’Union européenne qui cristallisent les divisions.
Au-delà de cette diversité, une même dynamique sous-jacente semble à l’œuvre : le fossé grandissant entre les gagnants et les perdants de la mondialisation. Dans les deux pays, cette fracture alimente une défiance croissante envers les élites. En France, où l’histoire politique est marquée par une opposition verticale entre classe dirigeante et classes populaires9, ce clivage se manifeste aujourd’hui dans la montée concomitante du Rassemblement National à l’extrême droite et de La France Insoumise à l’extrême gauche, tous deux en opposition frontale aux institutions centristes incarnées par Emmanuel Macron. Aux États-Unis, cette dynamique est plus récente mais tout aussi puissante : le Parti républicain, sous l’impulsion de Donald Trump, s’est transformé en un mouvement anti-élites, non sans paradoxes, puisqu’il continue d’être soutenu par de puissants intérêts financiers. Là aussi, la mondialisation, l’aggravation des inégalités économiques et l’effritement de la confiance dans les institutions traditionnelles ont fourni un terrain fertile à la polarisation.
Plutôt que d’assister à une américanisation du débat public français, il semblerait, à bien y regarder, que ce soient les États-Unis qui tendent à ressembler davantage à la France, où l’opposition politique dépasse les clivages partisans classiques pour s’articuler autour d’une contestation globale du pouvoir en place.
Les réseaux sociaux ne sont donc pas la cause première de la polarisation ; ils en sont le catalyseur. Ils intensifient les divisions idéologiques, accélèrent la dynamique de solitude, et enferment les individus dans des bulles informationnelles toujours plus étanches. Réduire cette polarisation passera sans doute moins par une réforme des plateformes que par une action de fond : réinvestir les « tiers-lieux », recréer des espaces physiques de rencontre, encourager la reconstruction de liens interpersonnels hors ligne. La mondialisation est irréversible ; mais la restauration du lien social, elle, demeure à notre portée.
1. Lucie Gruau, « La solitude gagne du terrain en France », La Croix, 7 juillet 2014 ; Fondation de France, « Les solitudes en France », 7 juillet 2014.
2. Didier Potier, « Solitude et Covid-19 : phénomène de société et enjeu de santé », Mutuelle Saint-Martin, 18 juin 2021.
3. Melissa Cannon, Lynelle Bergman et Jessica Finlay, « COVID-19 Pandemic Impacts on Community Connections and Third Place Engagement: A Qualitative Analysis of Older Americans », Journal of Aging and Environment, vol. 38, (no 4), 2024, pp. 381–397.
4. Jeffrey M. Jones, « Church Attendance Has Declined in Most U.S. Religious Groups », Gallup News, 25 mars 2024.
5. Matteo Cinelli et al., « The Echo Chamber Effect on Social Media », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 118, (no 9), 2021. V. aussi Cass R. Sunstein, « Problems With Enclaves », Sciences Po Law Review, vol. 27, 2025, pp. 44–48.
6. Ashleigh T. Aston, « Modeling the Social Reinforcement of Misinformation Dissemination on Social Media », Journal of Behavioral and Brain Science, vol. 12, (no 11), 2022, pp. 533–547.
7. Lauren Gordon, « Watching TikToks At x2 Speed Has Given Me Brain Rot – Can I Be Saved? », PopSugar UK, 2 décembre 2024.
8. Ashleigh T. Aston, op. cit., note 6.
9. Bruno Patino et Ethan Zuckerman, « Media Polarization “à la française”? Comparing the French and American ecosystems », Institut Montaigne, 6 mai 2019.