Jeanne Theuret
Jeanne Theuret est cofondatrice de Sorella, réseau français d’espaces de santé dédiés aux femmes. Diplômée d’Harvard Law School (LLM ’09), elle a exercé en tant qu’avocate en droit des affaires pendant plus de dix ans au sein du cabinet américain Cleary Gottlieb Steen & Hamilton LLP.

« Nous ne pouvons pas réussir lorsque la moitié d’entre nous est laissée pour compte. »1 Ce constat de Malala Yousafzai, lauréate du prix Nobel de la paix, a de multiples résonances, en particulier en matière de santé. L’évidence est que les hommes et les femmes présentent des différences physiologiques (génétiques, anatomiques, biologiques et hormonales). Ces différences protéiformes ont longtemps été ignorées par la médecine, la recherche, les essais cliniques mais également les diagnostics et traitements. Ces derniers reposent en effet majoritairement sur une analyse basée sur le corps masculin, entraînant des conséquences majeures en matière de santé publique ainsi que sur le plan macroéconomique.
Le combat contre les inégalités en matière de santé des femmes passe nécessairement par une meilleure reconnaissance et prise en compte de ces différences.
La santé des femmes, angle mort de la médecine moderne
Bien qu’elles vivent en moyenne plus longtemps que les hommes, les femmes passent en moyenne 25% plus de temps en mauvaise santé que les hommes2. Comme il ressort de diverses statistiques et études, les défaillances dans la prévention et le traitement des maladies affectant les femmes sont à l’origine de niveaux élevés de retard de prise en charge et de mortalité des femmes sujettes à ces affections.
200 femmes décèdent chaque jour d’une maladie cardio-vasculaire en France. Longtemps considérées comme des pathologies masculines, les maladies cardiovasculaires sont la première cause de mortalité féminine en France (avant le cancer). Un seul chiffre illustre ce constat : en cas d’infarctus du myocarde, un retard moyen de 30 minutes est observé en France dans la prise en charge de la femme par rapport à l’homme3. Des études expliquent ce délai de prise en charge par de multiples facteurs : la présentation moins courante des symptômes dits typiques4, le temps écoulé entre le début d’apparition des symptômes et le contact médical, les erreurs d’orientation5 mais également le délai entre la prise en charge et la mise en place du traitement6. Enfin, les femmes bénéficient significativement moins du traitement optimal post-infarctus tel que spécifié dans les recommandations et ont un moindre accès à la réadaptation. Dans ce contexte, la mortalité hospitalière globale à la suite d’un infarctus du myocarde atteint 9,6% chez la femme contre 3,9% chez l’homme, le sexe apparaissant comme un facteur prédictif de fait de mortalité au même titre que l’âge et le diabète7. Par ailleurs, si l’écart entre les hommes et les femmes en termes de facteurs de risque cardiovasculaires tend à se réduire, cela s’explique par une dégradation de la situation chez les femmes, qui adoptent de plus en plus des comportements défavorables à leur santé (tels que le tabagisme)8. Cette situation est observée de manière concordante dans différents pays et notamment aux États-Unis9.
Des obstacles au diagnostic rapide et précis. Au-delà des maladies cardio-vasculaires, des preuves de plus en plus nombreuses attestent plus généralement de différences significatives et systématiques dans les évaluations diagnostiques entre hommes et femmes, ce qui affecte la mesure précise de la prévalence et de la prise en charge de plusieurs maladies féminines. Une étude menée au Danemark sur 21 ans a révélé que les femmes étaient diagnostiquées plus tard que les hommes pour plus de 700 maladies : pour les cancers, le diagnostic est établi deux ans et demi plus tard pour les femmes ; pour le diabète ce retard atteint quatre ans et demi10. Aux États-Unis, des études indiquent que moins de la moitié des femmes atteintes d’endométriose bénéficient d’un diagnostic formellement documenté. Dans le cas de l’endométriose, le principal facteur expliquant l’insuffisance de données est le retard au diagnostic, qui s’élève en moyenne à environ sept à dix ans.
Une efficacité différente des traitements médicaux. Des différences se constatent également dans l’efficacité des traitements. Ainsi, l’absorption et l’efficacité d’un médicament sont différentes selon le sexe. À titre d’exemple, des études indiquent que le traitement de référence de l’asthme (l’utilisation d’inhalateurs à base de bronchodilatateurs et de corticostéroïdes) est 20% moins efficace chez les femmes que chez les hommes11.
Les femmes sont souvent le parent pauvre de la santé de la famille pour ce qui concerne leur propre santé. Ainsi, 81% des femmes s’occupent davantage de la santé de leurs proches que de la leur et 34% des femmes ont déclaré avoir reporté ou annulé une consultation de santé féminine (liée aux dépistages, à la santé maternelle, à l’obstétrique ou à la gynécologie)12-13.
Des causes multiples et structurelles
La recherche et les essais cliniques se basent principalement sur le corps masculin. Historiquement, les hommes ont à la fois dirigé, élaboré les politiques publiques de santé et été les principaux sujets des études en médecine et recherche biomédicale14. La majorité des modèles animaux utilisés en recherche ont été basés sur des spécimens mâles. Les questions relatives aux différences biologiques entre les sexes ont rarement été étudiées ou documentées, avec l’hypothèse – aujourd’hui reconnue comme erronée – qu’il existait peu de différences importantes dans le fonctionnement des organes et des systèmes entre les hommes et les femmes, en dehors de la reproduction15.
Dans les essais cliniques, étape indispensable avant la mise sur le marché de tout traitement ou médicament, les femmes ont été longtemps sous représentées. Cette exclusion trouve son origine dans deux scandales majeurs des années 1950-1960 : la Thalidomide, un sédatif anti-nauséeux prescrit surtout aux femmes enceintes a entrainé de graves malformations des bébés et le Distilbène, une hormone oestrogénique de synthèse prescrite pour diminuer les risques de fausses couches, a causé chez des filles exposées in utero à ce médicament des anomalies génitales et des cancers. En 1977, à la suite de ces scandales, la Food and Drug Administration américaine a recommandé d’exclure des essais cliniques les femmes en âge de procréer pour protéger un éventuel fœtus16. Cet objectif louable à l’origine a néanmoins donné lieu à une mesure excessive, ayant des implications négatives sur la santé des femmes. Ainsi, ce n’est que dans les années 1990 que ces mesures ont été levées et que de nouvelles directives ont été mises progressivement en pratique. Selon le registre international des essais cliniques, toutes pathologies et phases d’essais confondues, la participation des femmes est passée de 35% en 1995 à 58% en 2018. Cependant, pour quelques pathologies, la persistance d’une représentation insuffisante des femmes est toujours dénoncée, notamment dans des essais concernant l’insuffisance cardiaque, certains cancers, la dépression ou la douleur17. Cette sous-représentation a eu des répercussions profondes sur la compréhension des maladies chez les femmes et la formulation de protocoles de traitement adaptés mais aussi sur le risque accru d’effets indésirables ou de réponses thérapeutiques sous-optimales.
Aujourd’hui encore, les études publiées distinguent peu souvent leurs résultats selon le sexe. Ce manque de données nuit directement à la connaissance des spécificités devant être prises en compte, et partant, à la qualité des soins reçus par les femmes et au niveau d’innovation et d’investissement en faveur de la santé des femmes.
Manque d’accessibilité aux soins et de prise en compte de leurs symptômes. Les femmes sont plus susceptibles de rencontrer des obstacles à l’accès aux soins, de subir des retards de diagnostic et/ou de recevoir des traitements sous-optimaux. Les dépenses de santé et les primes d’assurance sont historiquement plus élevées pour les femmes. Les femmes américaines déboursent ainsi en moyenne 135 dollars de plus par an que les hommes18. Des études relèvent que, lorsque les femmes accèdent au soin, de plus en plus d’indices suggèrent l’existence d’un biais de genre dans la mesure de la douleur, les douleurs des femmes étant régulièrement sous-examinées et sous-traitées, avec des conséquences sur les résultats cliniques et psychologiques. Au sein de la population féminine, des disparités peuvent en outre être constatées s’agissant du taux de mortalité pour des affections spécifiques aux femmes : les femmes noires aux États-Unis ont 2,6 fois plus de chances de mourir de complications liées à la grossesse et sont 60% plus nombreuses que les femmes blanches non hispaniques à mourir d’un cancer du col de l’utérus19.
Manque d’investissement. La santé des femmes demeure chroniquement sous-financée malgré une prévalence élevée des pathologies. Cela crée des conséquences en cascade de faible production scientifique, de données limitées et de mauvaise compréhension des pathologies et par conséquent une moindre attractivité pour de nouveaux investissements.
Que faire face à ces inégalités ?
L’enjeu de l’amélioration de la santé des femmes est considérable, tant en matière de santé publique, afin de réduire le temps en mauvaise santé des femmes, que d’opportunités économiques. En comblant les lacunes et les insuffisances en matière de santé des femmes, il serait possible de stimuler l’économie mondiale d’au moins 1 000 milliards de dollars par an d’ici à 204020. Par ailleurs, le marché de la femtech, regroupant toutes les innovations dédiées à l’amélioration de la santé des femmes pourrait atteindre 135 milliards de dollars d’ici 203021.
L’atteinte de l’objectif d’amélioration de la santé des femmes nécessite un investissement accru dans la recherche centrée sur les femmes, portant sur l’ensemble du processus de recherche et développement, afin de combler les lacunes concernant des affections spécifiques aux femmes, actuellement sous-étudiées et mal diagnostiquées, ainsi que des maladies affectant les hommes et les femmes de manière différente. La collecte de données, leur analyse et la publication systématique de données spécifiques au sexe et au genre est indispensable.
Il est également nécessaire d’améliorer le taux d’accès à des soins spécifiques aux femmes, dans tous les domaines, de la prévention au traitement, de créer des incitations à l’investissement dans l’innovation en matière de santé des femmes et développer de nouveaux modèles de financement.
Ces efforts impliquent tant les politiques publiques que les acteurs économiques. Ces derniers on en effet un rôle déterminant à jouer, avec une approche impliquant des parties prenantes multisectorielles. En premier lieu les entreprises, notamment en collaborant avec les assureurs santé afin d’élargir la couverture à des problématiques de santé au-delà de la fertilité et de la maternité, telles que les dépistages, les thérapies de rééducation, les services de santé mentale et les traitements liés à la ménopause. La contribution des entreprises dans cette démarche aurait pour effet d’aider à attirer et fidéliser les talents, tout en contribuant à leur santé et à leur productivité. Les employeurs peuvent aussi explorer des moyens de rendre les services de santé plus accessibles, par exemple en autorisant des horaires de travail flexibles, en mettant à disposition des services de santé sur site ou une garde d’enfants subventionnée22. Les assureurs, quant à eux, pourraient contribuer à réduire les inégalités de genre dans les soins de santé en s’attaquant aux disparités en matière de coût, d’accès et d’expérience.
Bien évidemment, les acteurs de santé sont au cœur de la solution, et pourraient améliorer les soins destinés aux femmes, par exemple en adaptant les soins et les plans de traitement à leurs besoins spécifiques afin de personnaliser et d’optimiser la qualité des soins. L’amélioration de l’expérience patiente est également essentielle : mettre en place des dispositifs systématiques de recueil des retours d’expérience permettrait d’assurer un traitement respectueux et de créer les conditions pour que les professionnels de santé puissent écouter activement les patientes et les informer sur leur santé23. Ainsi, selon une étude, parmi les 2,3 millions de femmes qui meurent prématurément d’un cancer chaque année, 1,5 million de décès pourraient être évités grâce à des stratégies de prévention primaire ou de détection précoce24.
Les fondations et associations ont également un rôle clé dans la mise en place d’initiatives pour alerter, anticiper et agir. C’est ce que réalise à titre d’exemple le fonds de dotation Agir pour le cœur des femmes en France, créé par la Professeure Claire Mounier-Vehier et Thierry Drilhon.
Ainsi, les acteurs économiques ont vocation à prolonger des politiques publiques en matière de santé des femmes, fondées sur un choix politique essentiel de réduction des inégalités. Le contexte international actuel dans diverses régions du monde crée des incertitudes majeures quant à la possibilité de poursuivre et de mettre en œuvre de tels choix et objectifs politiques. Comment présenter des données par sexe alors qu’une administration interdit l’utilisation de certains mots comme « women », « underrepresentation », « female » dans le cadre de publications ou de supports (y compris de programmes scolaires) ? Comment financer des investissements en matière de santé en période de coupes budgétaires et de licenciements intempestifs dans des secteurs clés de l’administration ? Comment assurer une égalité d’accès aux soins lorsque les droits fondamentaux les plus basiques sont retirés aux femmes et aux populations fragiles ?
Il est temps de prendre conscience des enjeux, des obstacles systémiques et contemporains et d’être courageux dans nos choix et nos actions, au nom de la moitié de l’humanité
1. Malala Yousafzai, Discours à l’Assemblée des jeunes des Nations Unies, 12 juillet 2013. Citation : « We cannot all succeed when half of us are held back ».
2. World Economic Forum et McKinsey Health Institute, « Closing the Women’s Health Gap: A $1 Trillion Opportunity to Improve Lives and Economies », Insight Report, 17 janvier 2024.
3. Académie Nationale de Médecine, « L’inégalité de prise en charge de l’infarctus du myocarde chez les femmes en France », 14 janvier 2025.
4. M. Potterat et al., « Les femmes, oubliées de la recherche clinique », Revue Médicale Suisse, (no 487), 23 septembre 2015, p. 1733.
5. Aux États-Unis, 20 % des femmes allant aux urgences ou chez leur médecin généraliste car l’appel aux services d’urgences n’a pas été suivi d’effet.
6. Académie Nationale de Médecine, op. cit. note 3.
7. Id.
8. Bulletin Epidémiologique Hebdomadaire (BEH), « Épidémiologie des maladies cardiovasculaires en France », Santé Publique France, Hors-Série, 4 mars 2025, p. 81.
9. Académie Nationale de Médecine, op. cit. note 3.
10. World Economic Forum et McKinsey Health Institute, op. cit. note 2.
11. Id.
12. Fondation Agir pour le cœur des femmes, « Les maladies cardio-vasculaires chez les femmes », Infographie, consulté en Avril 2025.
13. Deloitte, « What’s causing US women to delay medical care? », 10 septembre 2024.
14. Par exemple pour le cancer : Ophira Ginsburg et al., « Women, power, and cancer: a Lancet Commission », The Lancet, vol. 402, (no 10417), 26 septembre 2023, pp. 2113–2166.
15. World Economic Forum et McKinsey Health Institute, op. cit. note 2.
16. Ces recommandations concernaient les essais de phase I vérifiant la sécurité des médicaments et de phase II estimant la dose efficace. Les femmes ont pu cependant être incluses dans des essais cliniques de phase III si le médicament présentait une évaluation favorable de la balance bénéfices/risques.
17. Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes, « Prendre en compte le sexe et le genre pour mieux soigner : un enjeu de santé publique », Rapport n°2020-11-04 Santé 45, 4 novembre 2020.
18. World Economic Forum et McKinsey Health Institute, op. cit. note 2.
19. World Economic Forum et McKinsey Health Institute, « Blueprint to Close the Women’s Health Gap, How to improve lives and economics for all », 2024.
20. World Economic Forum et McKinsey Health Institute, op. cit. note 2.
21. Femtech France et Wavestone, « Baromètre 2024 Femtech France », 16 juillet 2024.
22. Deloitte, op. cit. note 12.
23. Ophira Ginsburg et al., op. cit. note 13.
24. Id.