Démêler le fil du « pluralisme » dans la littérature africaine

Prosper Batariwah est un avocat ghanéen spécialisé dans le pluralisme juridique, le droit de la famille et la gouvernance des ressources naturelles en Afrique. Il est coéditeur de l’ouvrage de droit comparé Family Law in Africa: Perspectives on Selected Systems of Marriage (Talbot, 2023).

Il y a quelques semaines, alors que je faisais distraitement défiler mon fil Instagram, je tombais par hasard sur une courte vidéo tirée d’un vieil entretien de Chinua Achebe, diffusé par PBS en 1988. L’on y voit Achebe, vêtu d’une chemise en wax aux éclats jaune et brun, les yeux abrités derrière de larges lunettes rectangulaires, évoquer son expérience d’étudiant en littérature anglaise à l’université. Il explique comment cette expérience l’a poussé à écrire autrement. En lisant des ouvrages comme Heart of Darkness de Conrad, il prend conscience qu’il est en réalité « l’un de ces sauvages qui couraient sur la plage, et non l’un des passagers du vapeur de Marlow… comme [il l’avait] cru ». Cette révélation sur la place que chaque individu occupe dans l’imaginaire du monde impose la nécessité, dit-il, de « raconter une autre histoire »1

Pour beaucoup en Occident, Things Fall Apart de Chinua Achebe demeure le texte fondateur de la littérature africaine – faisant de lui non pas nécessairement le plus remarquable, mais assurément le plus visible de ses porte-étendards. Le roman raconte l’ascension d’Okonkwo, un homme qui gagne gloire et respect en terrassant un lutteur invaincu depuis neuf ans. Devenu une figure de premier plan dans sa communauté, il voit son monde basculer avec l’introduction du christianisme dans celle-ci, qui bouleverse l’ordre social établi. S’ensuit une chaîne tragique d’événements, culminant avec le meurtre d’un messager de l’administration coloniale par Okonkwo, puis son suicide. Things Fall Apart met au jour les tensions entre l’ordre local et l’ordre colonial, à l’instant précis de leur collision. Il ouvre la voie à d’autres récits, explorant les multiples façons de négocier les conséquences de cette rencontre. Dans ce court texte, je propose de dresser un panorama plus large des tensions qui traversent la littérature africaine et d’examiner comment celles-ci évoluent dans le monde contemporain.

La littérature africaine, dès l’origine, s’est montrée rétive à toute tentative de classification, d’enfermement, de réduction ou de simplification. Cette énigmatique résistance lui confère une capacité rare : celle d’englober des cultures, des émotions, des sensibilités – qu’elles soient individuelles ou collectives – traversant les sphères du politique comme du social. Elle est à sa manière un entrelacs de pluralismes. J’entends « pluralisme » dans un sens large, généreux, qui dépasse les cadres institutionnels mais coexiste à deux niveaux : un personnel et un communautaire. Cette absence de frontières nettes peut désorienter. Cette chose-là, est-ce ou non un éléphant ? Songeons au poème de John Godfrey Saxe, Les aveugles et l’éléphant. La pluralité des expériences est trop souvent perçue comme une anomalie à corriger, une pathologie à traiter. J’en donnerai quelques exemples. La Bible recense l’histoire d’un homme possédé par de nombreux esprits, collectivement nommés « Légion ». A la vue de Jésus, la Légion est immédiatement exorcisée. L’homme redevient alors lui-même, une unité retrouvée, un sujet réintégré2. L’expérience des anciennes colonies françaises en est un autre excellent exemple. Dans le sillage de la politique coloniale et de sa « mission civilisatrice », le Code Napoléon est imposé dans plusieurs de ces territoires, et y perdure sous des formes diverses. Entre autres, il dénie toute valeur juridique aux mariages coutumiers, qui ne sont dès lors plus considérés comme de « vrais » mariages. Le dogme selon lequel la « culture primitive » doit céder la place à la modernité incarnait une pauvre vision unificatrice du droit, bien incapable d’accepter et représenter la richesse d’autres traditions normatives. Même là où nous avons vanté les vertus du multiculturalisme, celui-ci est resté unidimensionnel – une simple cohabitation, avec nous, des autres. Mais les dimensions intérieures de la pluralité – le fait de ressentir en soi, profondément, des réalités multiples, partagées par d’autres ou non –échappent souvent à notre attention. Lorsque nous reconnaissons cette pluralité intérieure, nous l’appelons « intersectionnalité » et peinons à lui donner forme.

Depuis la décolonisation, les Africains avancent vers la reconnaissance d’une pluralité assumée, intime et communautaire. La sagesse ancestrale coexiste avec les cultures importées de l’impérialisme. En religion, le syncrétisme atteint des sommets ! Nombreux sont ceux qui ne voient aucun mal à conjuguer leur foi chrétienne ou musulmane avec des croyances et des rituels traditionnels. Les versions créoles des idiomes occidentaux ont acquis une telle influence qu’elles forment aujourd’hui des entités linguistiques à part entière. Les systèmes juridiques mêlent droits importés et normes traditionnelles. Même lorsque les institutions tentent de délégitimer certaines coutumes, les peuples résistent. Par leurs gestes, leurs choix de vie, leur simple manière d’être au monde. En vivant, tout simplement ! La pluralité n’est pas une entorse à la forme : elle est une forme en soi.

La littérature africaine saisit l’essence même de cette pluralité, notamment parce que, selon Wole Soyinka, « l’histoire de l’Afrique la situe en dehors des hégémonies concurrentes du monde »3. Il ajoute :

« L’Afrique a peut-être parfois nourri l’imaginaire de certaines écoles de représentation artistique – notamment à la fin du XIXe siècle et dans les premières décennies du XXe en Europe – mais cela s’est arrêté là. Elle n’a jamais tenté d’imposer ou diffuser ses traditions et interdits artistiques – à rebours de certaines religions – dans une logique hégémonique. Elle a laissé aux artistes, nationaux comme internationaux, la liberté de puiser dans son trésor ce qui les inspirerait, selon leur propre tempérament. »4

En littérature africaine, la pluralité garantit que la toile à peindre demeure infinie, qu’il y ait toujours de l’espace pour les autres, même ceux qui, parfois, menacent d’éclipser les visions existantes. Raconter l’histoire de l’Afrique, à partir du fait d’être africain et de l’histoire africaine elle-même, c’est inévitablement croiser une multitude de pluralités. Les intellectuels africains puisent abondamment dans les formes narratives de leur continent, mais écrivent souvent en français ou en anglais. Ils peuvent composer des récits profondément africains en leur donnant des titres empruntés à des poèmes ou des opuscules européens. Things Fall Apart, mentionné en ouverture, tire son titre du poème The Second Coming de William Butler Yeats. Le romancier camerounais francophone Mongo Beti, quant à lui, ouvre Perpétue et l’habitude du malheur par une citation de Voltaire. Certains s’interrogeront : pourquoi continuer à écrire dans des langues dont le poids historique est si douloureux pour le continent ? Car si, comme l’écrivait Orwell, « tout art est propagande »5 – et parfois de la plus mauvaise –, il existe aussi un art qui atteint une forme de piété universelle, suffisamment vaste pour franchir les seuils de la convenance et autoriser un usage libéré et affranchi. L’écrivain nigérian Teju Cole écrit, à propos de Caravage, « Il était meurtrier, esclavagiste, terreur et fléau. Mais je ne vais pas vers Caravage pour qu’il me rappelle combien les hommes peuvent être bons, et certainement pas pour ce qu’il fut. Au contraire. »6 Et d’ajouter :

« Je le cherche pour accéder à une forme de savoir autrement insupportable. Un artiste qui savait peindre le fruit à l’apogée de sa maturité, mais aussi au moment où la pourriture s’y installe. Un peintre de la chair dans sa séduction la plus délicate et dans sa blessure la plus poignante. Lorsqu’il représentait la souffrance, il la montrait avec tant de force parce qu’il en connaissait toutes les faces : il l’infligeait autant qu’il la subissait dans sa propre chair. »7

Les écrivains africains se sont aussi longtemps questionnés sur l’identité plurielle, et sur les liens entre pluralité intérieure et collective. Démêler ces fils est une entreprise bien délicate. L’un des mouvements les plus emblématiques à cet égard fut sans doute celui de la négritude, porté par Léopold Sédar Senghor, Aimé Césaire et Léon Damas. Tous trois s’attachèrent à faire émerger et diffuser ce qu’ils nommaient un « sentiment commun d’appartenance raciale, une forme d’affirmation, réponse nécessaire à leur condition d’hommes appartenant à une race humiliée dans l’univers imposé par le colonialisme français »8. Les écrivains anglophones empruntèrent quant à eux d’autres voies, parfois même opposées à la négritude. Ces tentatives de dire le monde depuis l’Afrique ont pourtant en commun d’avoir porté un regard rétrospectif, nostalgique sur le passé. Et s’il n’est pas en soi blâmable de puiser dans le passé des valeurs ou des repères, il existe un risque : enfermer la littérature dans une forme de réductionnisme, voire d’essentialisme, peu propice à l’émancipation. Le motif de la vie villageoise, bien qu’il ait eu son heure, tend encore à perpétuer dans l’imaginaire occidental l’image condescendante d’Africains insouciants et naïfs. 

Il est vrai que les premiers projets littéraires africains tendaient à valoriser le collectif au détriment de l’individu – ce qui, dans la fièvre de la décolonisation, se comprend aisément. Mais le monde a changé, et la place de l’Africain en son sein est aujourd’hui bien plus complexe que celle que laissait entrevoir le village ancestral. Étonnamment, c’est d’ailleurs souvent le marginal relégué aux franges de la société qui contribue à réintroduire la dimension personnelle au cœur du récit africain. Dans Une si longue lettre, Mariama Bâ interroge par exemple les tensions entre colonisation, féminisme et religion. Pour d’autres, comme l’écrivaine somalienne Nuruddin Farah ou la Sud-Africaine Nadine Gordimer, prix Nobel de littérature, l’écriture devient une manière de réparer l’humanité, dans des lieux longtemps perçus, décrits, comme des foyers de violence ou d’oppression. Lire la vie quotidienne à Khartoum, les pas, les voix, les rires de ceux qui l’habitent, c’est réaborder l’image mentale que l’on en avait avec un œil neuf. Cette quête d’équilibre subtil se fait plus aiguë encore chez une nouvelle génération d’écrivains africains, qui ont quitté les sentiers du village pour les rues de la ville – pensons à Chimamanda Ngozi Adichie – ou naviguent d’un continent à l’autre, comme Teju Cole. D’autres, plus audacieux encore, s’attellent à donner chair et voix à des existences longtemps considérées comme parias sur le continent – les personnes queer notamment, avec Binyavanga Wainaina ou Arinze Ifeakandu.

De la négritude, qui proclamait l’Africain comme être vivant, vibrant, charnel, nous voici passés à une autre vision ; le miroir s’est brisé. Les écrivains africains contemporains nous disent qu’il ne suffit plus d’être simplement africain – l’on peut être bien d’autres choses encore. En abordant des vies croisées, intersectionnelles, périphériques, ils redéfinissent l’Africanité elle-même. Mais il ne faut pas oublier que ce sont les poètes de la négritude qui, les premiers, nous ont murmuré : « La Négritude n’est pas une pierre, son mutisme lancé contre le Vacarme du monde… Elle s’élance dans la chair tiède du ciel. »9


1. Interview complète, https://www.youtube.com/watch?v=JrT6BqOckX0.

2. Bible, Luc 8:26-39.

3. Wole Soyinka, « Of Africa », Yale University Press, 2012, p. 24.

4. Id.

5. George Orwell, « All Art is Propaganda ».

6. Teju Cole, « Black Paper: Writing in a Dark Time », The University of Chicago Press, 2021, p. x, 28.

7. Id., p. 29.

8. Abiola Irele et Léopold Senghor, « Poet-President of Négritude » dans « The Pan-African Pantheon Prophets, Poets, and Philosophers » (dir. Adekeye Adebajo), Manchester University Press, 2021, p. 452.

9. Aimé Césaire, poème « Cahier d’un retour au pays natal ».

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