Conversation musicale avec Nour Ayadi, pianiste internationale

HFR : Peux-tu nous parler de ton parcours et de ce qui t’a menée à la musique classique et au piano ?

Nour Ayadi : Je suis née à Casablanca, où j’ai grandi dans une famille très mélomane, même si personne n’était musicien. J’ai découvert le piano grâce à ma grande sœur, qui en jouait avant moi. L’instrument était déjà présent à la maison, et j’ai commencé à en jouer naturellement. Au départ, c’était une activité extrascolaire, quelque chose que j’aimais faire, sans jamais imaginer que cela deviendrait mon métier. Le tournant s’est produit lorsque ma professeure de piano au Maroc m’a préparée au concours d’entrée du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris. J’ai été admise, et à 16 ans, j’ai quitté Casablanca pour venir m’installer à Paris et entamer cette nouvelle aventure musicale et académique. J’ai terminé mon baccalauréat en France, tout en suivant mes premières années d’études musicales au conservatoire. L’année suivante, j’ai également été admise à Sciences Po, ce qui m’a permis de mener un double cursus entre mes études universitaires et ma formation musicale. J’ai poursuivi cette double formation pendant cinq ans avant d’obtenir mon master à Sciences Po. Parallèlement, j’ai continué à approfondir mon jeu en travaillant avec un professeur de renom en Suisse, et en intégrant la Chapelle Musicale Reine Elisabeth en Belgique. Aujourd’hui, mon activité principale est la scène, avec des concerts et divers projets musicaux.

HFR : Tu as récemment donné des concerts à Boston et à New York. Quelles sont tes premières impressions après ces expériences aux États-Unis ?

Nour Ayadi : C’était la première fois que je me rendais aux États-Unis, et cette tournée a été une grande découverte. On a tous une image des États-Unis à travers le cinéma, la littérature ou la musique populaire, mais y jouer et rencontrer le public sur place m’a permis d’avoir un autre regard sur la manière dont la musique classique est perçue là-bas. J’ai trouvé le public américain extrêmement chaleureux et expressif. Il manifeste son enthousiasme de manière immédiate, ce qui est très différent d’autres pays où l’appréciation peut être plus retenue. Jouer devant un public qui réagit de façon spontanée, qui n’hésite pas à exprimer son émotion, apporte une énergie très particulière sur scène. Un autre aspect qui m’a marquée est la diversité du public. Il y avait des personnes de tous horizons, des jeunes, des étudiants, et un réel effort est fait pour rendre la musique classique accessible à une nouvelle génération, notamment grâce à des collaborations avec les universités et les lycées. J’ai également eu l’occasion d’introduire mes pièces en anglais, ce que je fais rarement en Europe. C’était un exercice intéressant et cela a permis un échange plus direct avec le public. Enfin, j’ai pris le parti de jouer des œuvres moins connues du grand répertoire, et j’ai été agréablement surprise de voir à quel point elles ont été bien reçues. Cette expérience a été particulièrement enrichissante et m’a donné envie de retourner jouer aux États-Unis.

HFR : Quel lien entretiens-tu avec ton instrument, le piano ?

Nour Ayadi : Le piano a toujours été un espace d’expression pour moi, un lieu où je me retrouve. J’ai commencé à en jouer sans contrainte, juste par plaisir. C’est devenu progressivement une relation très intime, presque humaine, où l’on traverse des moments de connexion totale mais aussi des moments de difficulté. Il y a des jours où l’on se sent totalement en phase avec l’instrument, où tout fonctionne comme on l’imagine, et d’autres où l’on a l’impression qu’il nous résiste. Ces moments de difficulté font partie du processus, et parfois, il est nécessaire de prendre du recul, de s’éloigner du piano pour mieux y revenir, avec une nouvelle perspective. Le rapport à l’instrument est presque humain : il y a des moments de fusion totale et d’autres où l’on doit négocier avec lui. Mon piano de travail est un compagnon quotidien avec lequel je construis mon jeu, mais à chaque concert, je me retrouve face à un nouvel instrument, avec une mécanique différente, une sonorité propre. Il faut apprendre à l’apprivoiser, à comprendre comment il réagit sous mes doigts. Chaque concert est un moment unique, car le piano réagit différemment selon la salle et l’acoustique. Ce dialogue ne se fait pas seul : il se construit aussi avec le public, dont l’énergie influence l’interprétation et rend chaque performance unique.

HFR : Le piano est un instrument polyphonique. Penses-tu que ton rapport à la musique serait différent si tu jouais d’un instrument monodique ?

Nour Ayadi : J’aime beaucoup le travail sur le timbre des instruments monodiques, et parfois, je me dis que j’aurais aimé jouer du violoncelle ou de la clarinette, qui ont des sonorités incroyables. Mais ce qui me fascine avec le piano, c’est qu’il permet à la fois d’assurer la mélodie et de construire l’harmonie. Contrairement aux instruments monodiques, qui ont besoin d’un accompagnement, le piano se suffit à lui-même. Ce que j’adore particulièrement, c’est explorer l’harmonie, la manière dont elle soutient et transforme la mélodie. Certains compositeurs l’ont abordée de façon très différente : Chopin, par exemple, cherche à faire chanter le piano comme une voix humaine, avec une écriture qui met la mélodie en avant, influencée par l’opéra et le bel canto. Schumann, lui, me touche énormément par son langage harmonique unique : il utilise les accords pour créer des atmosphères et des tensions qui donnent à sa musique une expressivité profonde. Ce qui me passionne dans le piano, c’est cette liberté de superposer les voix et de modeler les harmonies. Chaque accord, chaque résonance transforme la musique, et c’est cette richesse qui me fait aimer profondément cet instrument.

HFR :  Les différents pianistes professionnels ont parfois des interprétations radicalement différentes d’une même composition. Comment t’appropries-tu une œuvre pour la restituer à ton public avec ton interprétation propre ? 

Nour Ayadi : Je crois qu’il est essentiel d’être informé historiquement du compositeur de la pièce et du contexte de sa composition. Chose qu’on ne fait pas forcément lorsqu’on commence à jouer, car en première année au conservatoire, on essaie avant tout d’apprendre du répertoire. Mais parfois, on passe à côté de l’essence humaine de ce qu’est une pièce. Quand je travaille, je lis beaucoup sur le compositeur, sur ses correspondances, qu’elles aient été écrites avant ou après la composition, et sur la pièce elle-même. Avec ce travail, peut-être qu’un mot pourra résonner en moi et changer ma manière de penser l’œuvre. Par exemple, dans beaucoup d’œuvres, on écrit mélancolique (melancolico). Mais la mélancolie telle que l’entend Chopin n’est pas la même que la mélancolie de Clementi, qui est elle-même différente de celle de ce qu’on peut qualifier de caractère mélancolique chez Mozart ou Bach. Nous revenons alors à la notion même de mélancolie qui diffère à travers les périodes musicales. Qu’est-ce que la mélancolie dans le romantisme, par exemple pour un romantique allemand du XIXsiècle ? Qu’est-ce que la mélancolie à l’époque baroque ? De cette manière, je comprends que je ne peux pas aborder la notion de mélancolie comme je le ferais aujourd’hui en 2025. Cela m’aide à avoir une lecture plus juste du texte. Et une lecture juste, c’est avant tout la possibilité d’aboutir à une interprétation qui est la plus fidèle par rapport au texte. La seconde étape, après cette idée de fidélité, c’est de trouver qui je suis dans cette musique. C’est moi, Nour Ayadi, interprète, qui vais délivrer ce message. Pouvoir trouver cette liberté dans le texte, c’est un exercice difficile, mais qui est facilité lorsqu’on a fait ce travail au préalable. Cela permet de donner de la profondeur à l’interprétation. On finit par se poser des questions sur le moindre détail, et c’est un travail passionnant.

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