Vers une politique entrepreneuriale?

Arien Bacquet

Adrien Bacquet est étudiant en échange à Harvard College pour l’année académique 2024 – 2025.

Titre Photo : Déclaration de politique générale du Premier ministre François Bayrou, 14 janvier 2025.
Crédit photo : Public Sénat, https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/direct-suivez-le-discours-de-politique-generale-de-francois-bayrou

Alors que les Etats-Unis viennent de réélire à leur tête un homme d’affaires, lequel a lui-même désigné un entrepreneur en la personne d’Elon Musk pour diriger le nouveau département consultatif de « l’efficacité gouvernementale », une interrogation majeure se dessine : nous dirigeons-nous vers une politique réformée où « entrepreneurs à succès » rime avec « entrepreneurs politisés » ? Le phénomène n’est pas totalement inédit. En France, de nombreuses municipalités sont déjà dirigées par des chefs d’entreprise. Mais l’entrée spectaculaire d’Elon Musk dans l’appareil gouvernemental américain pourrait marquer un tournant majeur vers une politique entrepreneuriale à l’échelle mondiale. 

Les États-Unis s’engagent dans une politique franche de réduction des coûts. A l’instar de Javier Milei et de sa politique d’allègement de la bureaucratie, l’objectif du DoGE (Department of Government Efficiency) est clair : réduire le poids de l’État fédéral en réduisant les dépenses jugées inutiles par l’administration Trump, et s’attaquer à ce que celle-ci nomme des « fraudes massives ».1 Plusieurs dirigeants politiques semblent ainsi avoir pris un virage franc basé sur le « cost-cutting », combat quotidien des entrepreneurs dont fait partie Musk avec Tesla et SpaceX. La France pourrait-elle, à son tour, être gagnée par une « efficacité-mania » politique portée par de grands entrepreneurs ?

Dans sa déclaration de politique générale, le Premier Ministre français François Bayrou affirmait déjà son engagement pour un puissant mouvement de débureaucratisation. Il annonçait en parallèle le projet de loi de simplification de la vie économique en France, promettant notamment des mesures d’inversion de la charge de la preuve (l’administration remplit les papiers, l’usager les vérifie). Cette approche, empruntée aux méthodes de rationalisation industrielle, vise à fluidifier le fonctionnement d’un État parfois perçu comme sclérosé par les contraintes de la bureaucratie. 

Selon Philippe Manière, la réduction du poids de la bureaucratie française ne passe pas par des licenciements massifs de fonctionnaires, mais principalement par une réorganisation et un regroupement des organismes publics pour éviter la superposition de différentes strates de collectivités.2 Dans un contexte où la réduction de la dette souveraine française est devenue un enjeu majeur, le gouvernement voit en la débureaucratisation un complément nécessaire aux mesures budgétaires. Dans leur étude The Cost of Red Tape : How Regulation Impacts GDP in European Countries, Bruno Pellegrino, professeur adjoint à Columbia Business School, et Geoffery Zheng, professeur adjoint à New York University Shangai concluent que les complexités administratives amputent le PIB français de 3,9 %.3

David Djaïz, essayiste et ancien haut fonctionnaire français, abordait quant à lui au micro de Nicolas Demorand la question de la récompense du travail dans l’administration publique. « Il faut sortir du mythe de l’héroïsme », soulignait-il, relevant que l’implication exceptionnelle de certains fonctionnaires n’est aujourd’hui pas reconnue à sa juste valeur.4 Le système actuel prive, selon lui, les institutions publiques des leviers nécessaires pour « retenir, inciter, valoriser, récompenser et rémunérer » leurs agents, ce qui bride nécessairement l’efficacité gouvernementale. Libéraliser les mécanismes de reconnaissance et donner aux administrations les moyens de récompenser véritablement le mérite s’impose comme un levier essentiel pour accroître l’efficacité de l’État.

Cette vision, tournée vers un remaniement du fonctionnement institutionnel et vers l’autonomisation des cadres publics, contraste avec l’approche radicale observée aux États-Unis. Là où l’administration Trump et, plus récemment, l’Argentine de Javier Milei ont opté pour des réductions massives de coûts, de personnels et de structures, la France s’engage dans une réforme plus graduelle, cherchant à réorienter ses fonctionnaires vers de nouvelles missions plutôt qu’à supprimer brutalement des emplois. Cette prudence s’explique par l’anticipation des risques sociaux associés à toute réforme brutale, mais aussi par le poids considérable du secteur public dans l’économie nationale : selon l’OCDE, les fonctionnaires représentent environ 20 % de la population active française et contribuent de manière significative au PIB.

C’est également dans une dynamique de réduction de la dette publique que doit se comprendre l’entrée d’Elon Musk dans l’administration Trump. Rompu à l’optimisation des coûts et à l’amélioration de l’efficience opérationnelle, le fondateur de Tesla et SpaceX incarne une volonté d’importer les réflexes entrepreneuriaux dans la gestion publique. Toutefois, cette irruption de grands entrepreneurs dans la sphère politique n’est pas sans soulever de nouveaux risques. Au-delà du simple lobbyisme, l’accession d’entrepreneurs aux plus hauts rouages du pouvoir interroge : que se passe-t-il lorsque des intérêts privés considérables se retrouvent directement impliqués dans l’élaboration des politiques publiques ? La France doit-elle se préparer à l’émergence de ce type de conflits d’intérêts ?

La récente activité d’Elon Musk en Europe illustre ces dérives potentielles. Ses relations avec Giorgia Meloni et son implication dans les débats politiques en Allemagne révèlent une stratégie d’influence visant à contourner les freins européens à ses activités entrepreneuriales, notamment dans son combat pour une libéralisation totale de la parole sur X. 

Accorder des responsabilités publiques à des figures porteuses d’intérêts privés massifs, et donc potentiellement biaisées dans leurs décisions, fragilise l’idéal utilitariste qui devrait prévaloir dans l’exercice de la chose publique. S’ajoute à cela le risque, tout aussi réel, que l’agenda politique soit dicté par des considérations financières personnelles : la valorisation boursière des actifs détenus par ces entrepreneurs pourrait peser sur la conduite de l’action publique. L’étude menée par le Blockchain Research Lab en 2022 avait déjà mis en lumière le « Musk Effect », illustrant l’influence considérable d’Elon Musk sur les prix des cryptomonnaies.5 Que deviendra ce « Musk Effect » maintenant qu’il siège au cœur du pouvoir exécutif ?

La France semble encore en marge de cette fascination pour la figure de l’entrepreneur tout-puissant. La volonté de débureaucratisation s’inscrit pour l’instant surtout dans un effort de réforme institutionnelle durable, et non dans une quête d’efficacité incarnée par une personnalité entrepreneuriale unique. Il semble encore peu probable d’imaginer, dans un avenir proche, Bernard Arnault siégeant aux côtés du président de la République lors du Conseil des ministres.


  1. Iris Deroeux et Maxime Vaudano, Aux Etats-Unis, comment Elon Musk brandit le fantasme des « fraudes » pour sabrer dans les dépenses de l’Etat, Le Monde, 25 Février 2025. ↩︎
  2. Phillipe Manière, Le 7/10 France inter, Lutter contre les excès de bureaucratie : urgence ou démagogie ?, Novembre 2024. ↩︎
  3. Bruno Pellegrino, Geoffery Zheng, Quantifying the Impact of Red Tape on Investment: A Survey Date Approach, George J. Stigler Center for the Study of the Economy & the State Working Paper No. 335, Septembre 2023. ↩︎
  4. David Djaïz, Le 7/10 France inter, Lutter contre les excès de bureaucratie : urgence ou démagogie ?, Novembre 2024. ↩︎
  5. Dr. Lennart Ante, How Elon Musk’s Twitter activity moves cryptocurrency markets, Blockchain Research Lab, Working Paper Series No. 16, 12 Janvier 2022. ↩︎

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